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Sommaire Recherche Médicale Printemps 2005 - Pessah 5765

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Qu'ouïes-tu ?

Par Roland S. Süssmann
«Il n'y a pas plus sourd que celui qui ne veut pas entendre». Ce vieil adage, qui a trait à l'entêtement d'un interlocuteur, peut aussi être appliqué au monde des sourds. En effet, il existe depuis quelques années une technique qui permet, par un système d'implant d'un appareil dit «Implant Cochlear», d'améliorer l'ouïe dans certains cas de surdité. L'intervention chirurgicale n'est pas bénigne, mais le professeur JONA KRONENBERG, qui dirige les services d'auto-laryngologie, de la chirurgie de la tête et de la nuque du Centre médical Sheba de l'Hôpital Tel Hashomer à Tel-Aviv, a mis au point une technique révolutionnaire qui réduit considérablement l'intervention directe et les conséquences qui en découlent.

Le terme «Cochlear» est passé dans le langage courant, souvent sans que nous sachions exactement ce dont il est question. Pourriez-vous nous rappeler brièvement en quoi consiste cette technique ?

Au début de la découverte des effets bénéfiques de l'électricité, donc à l'époque de Volta, il a été démontré que l'électricité pouvait donner à l'être humain la possibilité d'entendre. Le programme d'implantation d'un système Cochlear (du nom de la cochlée, partie de l'oreille interne où se trouve l'organe capteur de l'audition) est le premier qui permet de récupérer l'un des cinq sens ayant été détruit. Nous espérons que cette expérience et le savoir qui découlent de la connaissance de plus en plus développée de cette technique permettront de rétablir d'autres sens, notamment celui de la vision. Grâce à une recherche permanente depuis une cinquantaine d'années, l'implant du Cochlear est en amélioration constante. Aujourd'hui disponible pour des enfants qui naissent sourds, cette découverte change toute leur vie.

En quoi consiste exactement l'appareil qui est implanté ?

Il s'agit d'un petit ordinateur capable de transformer l'énergie acoustique en électricité qui est ensuite transmise par une électrode aux nerfs acoustiques et au cerveau. Pour ce dernier, il n'est en définitif pas important de savoir si cette stimulation lui est transmise par l'énergie d'un nerf ou par une source d'électricité. Dès réception de l'impulse, le cerveau peut comprendre l'ordre et transformer cette information en ouïe. Chez une personne qui a déjà entendu dans sa vie, cette opération se fait assez facilement. Chez des enfants nés sourds, dont le cerveau n'a jamais eu d'information concernant l'ouïe, ce processus est beaucoup plus compliqué, car en fait il reçoit une information avec laquelle il ne sait pas quoi faire. Le cerveau étant intelligent, il a un moyen formidable de comprendre, de s'adapter, de réagir et enfin de faire ce qui lui est demandé, même s'il ne l'a jamais fait auparavant. C'est pourquoi il est très important d'implanter le plus tôt possible un Cochlear chez un enfant né sourd, car plus l'enfant est jeune, plus le cerveau est malléable et plus grandes sont les chances de pouvoir le transformer. Cette docilité du cerveau se perd progressivement avec les années, c'est la raison pour laquelle l'adaptation est bien plus difficile chez un enfant dès l'âge de huit ans, et par conséquent chez un adolescent, que chez un bébé. Cette technique est aujourd'hui utilisée dans la plupart des pays à travers le monde. En Israël, nous avons commencé à l'appliquer en 1989 et il faut savoir qu'il s'agit d'une technique de soins très onéreuse, chaque implant coûtant environ US$ 21'000,-, sans parler des frais d'intervention et de rééducation. Au début, nous ne pouvions donc implanter un Cochlear qu'avec l'aide d'un mécène étranger mais progressivement, le gouvernement a accepté de participer au financement qui aujourd'hui est totalement pris en charge jusqu'à l'âge de 18 ans. Les adultes doivent payer 2/3 des frais. L'implant peut être placé à n'importe quel âge dans toute personne ayant une condition physique permettant d'intervenir chirurgicalement. Notre plus vieux patient avait 81 ans. A ce jour, environ 800 personnes sont munies de cet implant en Israël, une toute petite goutte d'eau dans la mer par rapport aux besoins existants.

La technique est donc très bien connue dans le monde entier. Que faites-vous de révolutionnaire dans ce domaine qui rend votre intervention unique ?

L'opération en tant que telle implique de creuser un passage dans la mastoïde (petite éminence se trouvant à la partie inférieure et postérieure de l'os temporal, en arrière de l'oreille). Il s'agit d'un travail de perçage long et minutieux pour pouvoir installer l'électrode dans l'oreille interne. Pour cette raison, l'opération peut durer entre deux et trois heures. En 1999, nous avons développé en Israël une technique d'implantation différente pour le Cochlear. Nous n'avons donc pas inventé ce principe, mais nous avons changé la manière de l'implanter. Au lieu de vider l'apophyse mastoïde, nous passons directement, par un petit tunnel, vers l'oreille moyenne et interne et y installons l'électrode. Cette opération ne prend qu'une heure, ce qui nous permet de réaliser jusqu'à quatre interventions par jour. Il faut savoir que cette implantation utilise beaucoup d'énergie et que les piles doivent être changées quotidiennement. Notre technique opératoire est également nettement moins dangereuse que le mode d'intervention classique, où les nerfs facial et olfactif risquent d'être touchés. Malheureusement, le nombre de sourds est assez élevé dans la population juive. Israël est le premier pays au monde en ce qui concerne le nombre d'implantations par rapport au chiffre de la population.
Nous réalisons actuellement entre 22 et 25 implantations pour un million d'habitants, ce qui est nettement supérieur à ce qui se fait dans tous les autres pays. Nous sommes suivis de près par la Hollande, où 20 sont réalisées annuellement. Ceci signifie aussi que nous faisons environ 130 opérations par an, dont 60 dans mon service, les autres étant réparties dans trois autres hôpitaux en Israël. Curieusement, ma technique n'est pas appliquée dans les autres centres médicaux en Israël, mais dans sept hôpitaux en Europe.

S'agit-il là d'une nouvelle bien acceptée par les sourds qui doivent être heureux de savoir qu'il existe un moyen fantastique de les guérir et de les débarrasser de leur handicap ?

Pas du tout. Le monde est divisé en deux groupes: les entendants et les non-entendants. La communauté des sourds est extrêmement fermée et possessive et voit d'un très mauvais ½il que certains de ses membres en sortent. Il faut savoir que les sourds ne se considèrent pas comme des invalides, ils ont leurs propres règles, leur vie sociale et communautaire. Ils se considèrent légèrement différents, ayant une autre manière de communiquer que le monde des entendants. Au début de notre action, nous avons rencontré une grande opposition de la part de cette société qui nous disait simplement: «Pourquoi voulez-vous nous changer ? Est-ce simplement parce que vous estimez que nous sommes inférieurs car nous n'entendons pas et que nous ne communiquons pas comme vous ?». Il y a une grande différence entre un groupe d'aveugles et un groupe de sourds. Les sourds sont très heureux entre eux et ce n'est pas rare de les voir se raconter des blagues, rigoler et être pleins de vitalité. Ceci est simplement dû au fait qu'ils adaptent leur handicap à leur style de vie. J'ai donné une fois une conférence à un groupe de sourds. Après la conférence, un monsieur s'est approché de moi et m'a dit: «Je suis plus intelligent que vous, plus sympathique que vous et surtout plus heureux que vous. Pourquoi voulez-vous me changer ? Si vous trouviez un moyen de blanchir tous les nègres du monde, vous lanceriez-vous dans une opération de chirurgie à grande échelle ? Certainement pas. Alors, laissez-nous tranquilles». A l'entrée de la salle de conférence, des tracts avaient été distribués nous dénonçant comme «les assassins de la communauté des sourds». A la Sorbonne, j'ai vécu une expérience encore plus désagréable. Une dizaine de sourds avaient pris place dans l'auditorium et quand j'ai commencé à parler, ils ont sorti des sifflets d'arbitres et commencé à siffler de toutes leurs forces. Ce bruit terrible ne les dérangeait pas le moins du monde, mais tous les autres auditeurs ont fui la salle en courant ! J'étais à Paris à l'occasion d'un congrès international sur la surdité. Un soir, un concert avait été organisé pour nous à Notre Dame. En arrivant, j'ai remarqué une vingtaine de sourds assis sur l'estrade et je me suis dit qu'ils allaient faire un sit-in silencieux. Une artiste était venue chanter un oratorio de Bach. Au bout de cinq minutes, ils ont sorti leurs sifflets et commencé «leur concert», amplifié de manière terrifiante grâce à la superbe acoustique de la fameuse cathédrale? qui s'est vidée en moins de cinq minutes. La police n'est pas intervenue car, selon la loi française, elle n'a pas le droit de s'attaquer à des invalides. Nous sommes donc dans cette situation paradoxale où, lorsque cela sert leur cause, ils invoquent leur invalidité mais parallèlement, ils estiment être normaux mais légèrement différents. Cela dit, ils commencent progressivement à nous accepter, bien qu'un grand nombre d'entre eux soient encore totalement opposés à notre intervention. Nous avons d'ailleurs eu une difficulté majeure pour implanter un Cochlear chez un enfant dont les deux parents étaient sourds. Mais nous avons eu des cas où nous avons implanté des Cochlear chez cinq membres d'une même famille, aux deux parents et à trois enfants. Peu à peu, ils comprennent que nous ne sommes pas hostiles à la communauté des sourds, mais que nous ½uvrons pour leur faciliter la vie.
Avec notre technique, nous ne pouvons pas seulement changer la vie des enfants, mais aussi celle des adultes qui ont perdu leur ouïe pour l'une des nombreuses raisons connues, y compris des infections virales. Cette perte peut se faire progressivement ou subitement suite à un traumatisme violent. En Israël, le plus grand nombre des cas de surdité n'est pas dû aux guerres ou au terrorisme, comme on pourrait le croire, mais aux infections virales; vient ensuite le groupe des sourds de naissance en raison d'affections d'ordre chromosomique typiquement juif, ashkénazes et sépharades confondus. Un autre type de maladies, plus fréquent dans les milieux hassidiques, résulte des mariages consanguins. Curieusement, ce phénomène se répète aussi, pour les mêmes raisons, dans la population arabe.

L'implantation du Cochlear ne constitue visiblement pas la fin des problèmes d'ouïe et toute une éducation s'ensuit. Comment cela se passe-t-il ?

Nous installons, selon les cas, entre 16 et 22 électrodes. Chacun a une fonction prédéfinie concernant la tessiture dans la cochlée et c'est l'ordinateur qui transforme l'énergie acoustique en énergie électrique. Nous devons donc programmer l'ordinateur en fonction de chaque personne. Puis commence le difficile apprentissage de la reconnaissance des sons et de la gestion du bruit. Il ne s'agit pas seulement d'écouter et d'entendre, mais aussi de savoir parler. Le patient découvre un monde totalement nouveau et je me souviens de l'un d'eux qui un jour m'a dit: «Je ne savais pas que lorsque j'écris, la conduite de la plume sur le papier émet un léger crissement». Il existe trois catégories de patients: les enfants nés sourds, les adultes qui ont perdu l'ouïe et les adultes nés sourds. Les meilleurs résultats, que nous obtenons le plus facilement, sont atteints avec le second groupe, puisque l'information concernant la gestion du bruit est déjà présente dans le cerveau et qu'il suffit de la réactiver. Les enfants nés sourds doivent tout apprendre depuis le début. Quant aux adultes nés sourds, les difficultés sont énormes; en fait, ils n'apprennent jamais à entendre des mots ni à parler, ils peuvent seulement entendre des bruits, comme une voiture ou un enfant qui pleure. Leur cerveau n'est simplement pas à même de rassembler les différents éléments du bruit afin d'en extraire des mots. La capacité d'apprendre à parler commence à décliner dès l'âge de huit ans, c'est pourquoi il est très important de procéder à l'implantation lorsque l'enfant est le plus jeune possible. Cela dit, même si les chances qu'une personne adolescente ou adulte née sourde puisse entendre correctement sont extrêmement minimes, nous procédons malgré tout à l'implantation: d'une part cela lui procure le sentiment d'être reliée de manière plus importante à son entourage direct et d'autre part, le seul fait de pouvoir entendre certains bruits peut sauver une vie, par exemple entendre arriver une voiture et ainsi l'éviter.

Pouvez-vous nous donner l'exemple d'une de vos interventions qui vous a particulièrement touché ?

Il y a quelques années, un bus de soldats a été attaqué par un terroriste à Meïron (au nord de la Galilée). L'une des victimes, un jeune homme de 18 ans, a perdu ses deux yeux et l'ouïe. Lorsqu'il s'est réveillé et qu'il a réalisé ce qui lui arrivait, il était profondément choqué. Son amie a eu l'idée de lui donner des lettres en plastique et, au toucher, il a progressivement pu former des mots. Grâce à ce processus lent et difficile, il a pu communiquer. Lorsqu'il m'a été présenté, je lui ai tout d'abord implanté un système Cochlear dans une oreille. Il a fait l'apprentissage de l'ouïe et aujourd'hui, il entend normalement de cette oreille. Il peut même distinguer ses différents interlocuteurs lorsqu'il les connaît et détecter au son de la voix si par exemple une personne est enrouée et enrhumée. Récemment, je lui ai implanté un second système dans l'autre oreille, opération difficile car, suite à l'attentat, pratiquement toute l'oreille interne était détruite. Aujourd'hui, le seul fait de lui parler constitue une source d'espoir fabuleuse, lui-même étant plein de vie et d'optimisme. Malheureusement pour l'instant, il n'y a pas de solution qui lui permettrait de recouvrer un peu de sa vue.

Comment le Cochlear et votre technique d'implantation vont-ils évoluer ?

Notre premier but est d'améliorer la qualité des appareils existants. Même si nous enregistrons déjà un certain nombre de succès, il reste pour l'instant une différence importante entre une ouïe naturelle et le fait d'entendre à l'aide d'une implantation. Ceci est particulièrement important dans un environnement bruyant et nous souhaitons diminuer cette différence. Notre seconde idée est de réduire encore la taille de l'implant en tant que tel. De nombreux parents craignent que cet appareil ne modifie de manière conséquente l'aspect physique de leur enfant. Cette idée implique que l'implant sera totalement miniaturisé et que la pile ne devra plus être échangée, mais simplement rechargée. Bref, la personne pourra se brancher sur un chargeur, comme c'est le cas pour un téléphone portable. Cette idée est en cours de réalisation et je pense que d'ici environ cinq ans, elle sera appliquée régulièrement. Dans l'avenir, cette technique remplacera certainement les appareils auditifs et permettra à ceux qui n'ont qu'un petit handicap d'entendre de manière nettement améliorée. Cette technologie a un potentiel de développement énorme, bien que la recherche dans ce domaine ne se fasse pas vraiment en Israël actuellement.

Nous le voyons, le travail extraordinaire du professeur Jona Kronenberg et de son équipe apporte un soulagement de plus en plus important à la communauté des non-entendants. On peut dire que c'est chez lui que l'on peut mesurer la dimension réelle d'un vieil adage: «Il faut écouter pour se faire entendre!».


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