Hier - Aujourdhui - Demain

Mme Claire Tugendhaft. Photo Bethsabée Süssmann
Par Roland S. Süssmann
L’histoire de la Shoa en Hollande est assez terrifiante puisque le nombre de Juifs assassinés est le plus élevé d’Europe occidentale. Pendant la première année de l’occupation allemande, les Juifs étaient obligés de s’inscrire sur des listes gouvernementales et les lois antijuives portaient principalement sur le domaine professionnel. Dès janvier 1942, un certain nombre de Juifs ont été forcés de quitter Amsterdam et d’autres ont été déportés directement à Westerbork, un camp de concentration situé près du petit village de Hooghalen.
Il s’agissait en fait d’un camp de refuge pour les Juifs ayant fui la persécution nazie dans d’autres pays d’Europe. Finalement, c’est de là que sont partis les transports vers les camps de la mort. Tous les Juifs qui n’étaient pas hollandais ont aussi été envoyés à Westerbork et parallèlement, 15'000 Juifs ont été dirigés vers des camps de travail à travers l’Europe. Les déportations ont commencé le 15 juin 1942 et se sont terminées le 13 septembre 1944. Au total, 102'000 Juifs ont été déportés dans le cadre de 98 transports partis de Westerbork, comme suit: 62'026 répartis sur 68 transports vers Auschwitz; 34'313 en 19 transports vers Sobibor; 4'894 en 8 transports vers Bergen-Belsen; 3'751 en six transports vers Theresienstadt. Finalement, 6'000 Juifs ont été déportés à Mauthausen et dans d’autres camps situés en Allemagne et en Pologne au départ d’autres endroits, comme par exemple Vught. Il n’y a eu que 5'200 survivants.
Un mythe savamment et largement répandu dit que la population juive de Hollande aurait été très largement secourue par la population et les instances gouvernementales hollandaises. Or il faut savoir que la collaboration de l’administration municipale d’Amsterdam avec l’occupant allemand était très substantielle, que la police et les employés des chemins de fer hollandais ont très activement participé à l’arrestation et à la déportation des Juifs. La réalité démontre clairement qu’entre 1940 et 1945, pratiquement 80% de la population juive qui vivait en Hollande a été assassinée avec l’aide de milliers de Hollandais de souche et dans l’indifférence générale de la population à l’égard du sort de leurs compatriotes juifs.
De plus, également contrairement à un mythe qui a la peau dure, les survivants qui sont revenus n’ont pas été accueillis avec compassion et les bras ouverts, ils ont dû faire face à l’hostilité et à l’indifférence la plus totale du gouvernement hollandais.
Les chiffres, les statistiques et les études historiques n’égaleront jamais les témoignages et les drames vécus par les familles. Afin d’illustrer la Shoa en Hollande, nous avons choisi de raconter l’histoire de HERRY BRIL szl., qui était le père de Mme Claire Tugendhaft de Genève.

Pouvez-vous en quelques mots retracer l’historique de votre famille ?

Avant la guerre, Amsterdam était une ville très juive qui avait un grand prolétariat très pauvre. Mon père était issu d’une famille ashkénaze qui vivait en Hollande depuis 1715 et qui faisait partie de ce milieu prolétaire. Comme la famille avait à peine de quoi manger, il a dû commencer à travailler à l’âge de 14 ans. Il était le dernier d’une famille de sept enfants, mais tous avaient déjà quitté la maison et étaient mariés. Son frère né avant lui avait 13 ans de plus. Quant la guerre a commencé, il avait 16 ans. Les Juifs pauvres d’Amsterdam n’avaient aucune chance d’échapper et ce d’autant moins que le Conseil des Juifs avait «donné» la liste des Juifs aux Allemands, espérant sauver leur peau et celle de leurs amis. Mon père a réussi à se cacher, mais sa sœur avec son mari et ses enfants ainsi que trois de ses frères ont été pris immédiatement, en 1942. Les frères de mon père qui ont été raflés et sa sœur avaient dix enfants ! J’ai ainsi perdu 10 cousins germains entre l’âge de bébé et dix ans ! Ce que mon père a pu savoir après la guerre, c’est qu’en plus des trois frères qui ont été pris tout de suite, il y avait un quatrième frère qui travaillait à la commune d’Amsterdam. Quand il a appris que son jeune frère Jacob avait été pris pour être envoyé dans un camp de travail, il est sorti de sa cachette et a dit: «Jacob n’est pas très fort, il a une santé fragile, je vais partir avec lui pour l’aider à travailler». Bien entendu il n’y avait pas de camp de travail. Il a été déporté à Mauthausen, où il est mort. Un autre frère, plus âgé, avait été arrêté plus tôt et déporté à Bergen-Belsen. Son épouse avait un oncle en Amérique et elle a réussi à faire croire que cet homme était son père. Ils ont été libérés et sont partis en Algérie, où ils ont passé toute la guerre. Il faut bien comprendre que ces familles pauvres avaient beaucoup d’enfants et que mes grands-parents étaient tous issus de familles de onze et douze enfants. A la fin de la guerre, il ne restait de toute cette énorme famille que mon père, le frère qui avait été en Algérie et un cousin.

Et où était votre mère pendant la guerre ?

Ma mère n’était pas d’Amsterdam mais d’Utrecht, où elle vivait avec mes grands-parents et ses trois sœurs. Toute la famille a pu se cacher et ma mère, qui n’avait pas un physique typiquement juif, a pu survivre en travaillant comme bonne, à l’âge de 14 ans, dans une famille. En allant de cache en cache, la famille de ma mère a été préservée, sauf un oncle et une tante qui ont été déportés. Ceci est d’ailleurs assez significatif de ce qui s’est passé dans les différentes provinces hollandaises, où les déportations se sont déroulées de manière irrégulière. A Groningen par exemple, 90% de la population juive ont été déportés alors qu’à Eindhoven, 40% des Juifs ont été raflés. En résumé, je peux donc dire que la famille de ma mère a été sauvée alors que celle de mon père a été décimée.

Comment et où votre père a-t-il passé la guerre ?

Il est resté enterré vivant pratiquement tout le temps sous un parquet dans une cache de 1m2. Comme il avait un physique très juif, il ne pouvait littéralement pas mettre le nez dehors. Mais pendant qu’il était caché, lui qui n’avait pas eu l’occasion d’aller à l’école, il a réussi à se procurer des livres et a ainsi appris l’anglais et la comptabilité. A un moment donné, sa cachette étant devenue trop dangereuse, il est parti se cacher ailleurs. Il est entré dans la résistance et a été arrêté en 1944. Il faut savoir que les résistants n’étaient pas déportés, mais fusillés. Il était emprisonné à Dribergen près d’Utrecht. Un jour, sa cellule s’est ouverte et un détachement d’Allemands est venu le chercher pour l’amener au poteau d’exécution. Mais ces Allemands-là étaient en fait des résistants qui avaient volé un camion et des uniformes pour le libérer.
Après la libération, comme il avait appris l’anglais, il a été engagé en tant qu’interprète de l’armée américaine et s’est vu confier une autre tâche. Il a dû tondre toutes les femmes ayant eu des aventures avec les Allemands et ses amis lui ont alors collé le surnom de «coiffeur de Dribergen».
A la fin de la guerre, il s’est retrouvé démuni de tout, sa famille avait disparu, le quartier et la maison où il avait habité avaient été totalement détruits. Grâce à sa volonté et à ce qu’il avait appris pendant ces années de cachette, il a pu commencer à travailler et a fait toute sortes de petits métiers. En 1947, il a rencontré ma mère et ils se sont mariés en 1948. Malheureusement, dès 1949, alors que ma mère m’attendait, on a découvert qu’il avait la maladie de Hotchkin. Je pense que celle-ci a été déclenchée par les différents chocs qu’il a subis dans sa jeunesse, le pire étant de se retrouver à 21 ans seul, démuni de tout et apprenant que toute sa famille avait été assassinée. A Yad Vachem, nous avons retrouvé la trace de toute la famille et les dates des transports dans lesquels les différents membres sont partis et dans quels camps ils sont morts. La majorité a été exterminée à Sobibor, une petite partie à Auschwitz et deux frères à Mauthausen.

On parle souvent de l’impact de la Shoa sur la deuxième génération dont vous faites partie. Comment la tragédie de votre famille vous a-t-elle affecté ?

J’ai été profondément marquée. Tout d’abord, j’ai vécu sans grands-parents étant donné que mes grands-parents paternels étaient décédés avant la guerre. J’avais la famille maternelle, car les sœurs de ma mère avaient survécu, mais je n’avais pour ainsi dire aucune famille du côté paternel, sauf un cousin et un oncle.
Pendant ma jeunesse, j’ai très fortement ressenti cette absence de grands-parents puisque toutes mes amies se rendaient régulièrement qui chez sa grand-maman, qui chez son grand-papa. Nous manquions sérieusement d’entourage familial. Mais d’un autre côté, ce qui était fantastique, c’était que notre père nous racontait comment était la vie juive à Amsterdam avant la guerre, quelle était sa vie, comment étaient ses frères et sa sœur. Ceci a eu pour résultat que d’une part, j’avais l’impression d’avoir un peu connu cette famille, mais d’autre part, cela augmentait mon sentiment de perte, puisque j’aurais bien voulu les connaître.

Estimez-vous que ce lourd passé familial influence votre façon de vivre votre judaïsme ?

Ceci est évident. Mon père, qui avait été dans une école juive et qui avait grandi dans un environnement exclusivement juif, n’était pas pratiquant, d’une part parce qu’il n’avait pas été élevé dans une famille pratiquante et d’autre part parce qu’il avait un peu perdu la foi en raison de la Shoa. Il nous a donc éduqués sans pratiquer la religion, mais en nous inculquant un sentiment juif très profondément ancré en nous. Pour lui, c’était une identité essentielle et nous avons donc été, mon frère et moi, au Talmud Torah. Pendant quelque temps, en raison de la Shoa, j’ai eu un certain nombre de doutes sur l’existence de D’, ce qui n’est évidemment de loin plus le cas aujourd’hui. Mais grâce aux rencontres extraordinaires que j’ai faites, en tout premier lieu celle de mon époux, Joe, je suis devenue une femme croyante et pratiquante et je le suis de plus en plus.

Outre le fait d’être une femme pratiquante, vous êtes très engagée en Israël. Pourquoi ?

Pour moi, comme pour mon mari et ma fille, cet engagement envers Israël, notre responsabilité à l’égard de l’État juif, est une évidence sans faille. Je suis persuadée que si nous avions eu l’État d’Israël avant la Shoa, tout ceci ne serait pas arrivé. C’est en Israël que nous avons nos racines, c’est ce qui nous unit et aussi ce qui nous protège contre une éventuelle répétition des horreurs de la Shoa. Israël vit en moi. De plus, je pense que d’une certaine manière, c’est une dette que j’ai vis-à-vis des membres de ma famille qui ont disparu. En participant au développement de l’État, je leur redonne un peu de vie.

Vous avez offert un Séfer Torah à la synagogue de l’hôpital juif d’Amsterdam sur le manteau duquel figurent une partie des noms des membres de votre famille assassinés pendant la Shoa. Pourquoi ?

Le fait d’offrir ce Séfer Torah à Amsterdam constituait bien entendu un moment très émouvant. Mais en réalité, il s’agissait de bien plus que cela. Pour moi, c’était l’accomplissement d’une évolution qui s’était produite en moi. C’était un cercle qui se fermait en moi, car je ressentais très profondément que le fait d’inaugurer un Séfer Torah à Amsterdam, à l’endroit même d’où ma famille avait été déportée pour être assassinée, constituait un acte fondamental essentiel revêtant une signification toute particulière: c’était un symbole très puissant reliant un passé horrible à un avenir que nous espérons tous radieux.