Position stratégique

Temuri Yakobashvili. (Photo: Bethsabée Süssmann)
Par Roland S. Süssmann
Au moment où un certain nombre de nations s’unissent afin de faire front contre l’hégémonie russe dans le domaine énergétique, nous avons pensé qu’il serait utile d’entendre l’analyse d’un spécialiste géorgien en géopolitique, afin de nous expliquer les tenants et aboutissants de ce développement important, aussi par rapport à Israël. A Tbilissi, nous avons été à la rencontre de TEMURI YAKOBASHVILI, qui dirige la «Georgian Foundation for Strategic and International Studies».
Il est important de rappeler que l’approvisionnement en pétrole de l’Europe et d’Israël par l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (en Turquie) joue un rôle de tout premier plan. Mais aujourd’hui l’Azerbaïdjan, le Turkménistan et le Kazakhstan ont décidé d’unir leurs efforts pour construire un nouveau pipeline au départ de Bakou, qui traversera ces États (ce que l’on appelle déjà la route transcaspienne) afin de livrer le pétrole azéri aux pays d’Extrême-Orient tout en contournant la Russie. Ces nouveaux développements entraînent un certain nombre de conséquences stratégiques dont les effets ne sont pas vraiment prévisibles pour l’instant.

Quelle est, selon vous, la position stratégique de la Géorgie par rapport à son voisinage direct et comment pensez-vous que celle-ci va évoluer ?

Comme vous le savez, la Géorgie n’est pas un nouvel État qui vient de faire son apparition sur la carte du monde. Historiquement, la Perse, la Russie et l’Empire ottoman sont les «méchants» traditionnels et connus. Nous considérons avoir des bons et de moins bons voisins, bien qu’aucune de ces grandes nations ne soit totalement mauvaise. D’ailleurs, ceci se reflète très bien dans le géorgien parlé, qui fait partie de la famille des langues dites caucasiennes où l’on retrouve de nombreuses expressions en provenance du farsi, du turc et du russe. Ce qui nous importe aujourd’hui avant tout, c’est de vivre en bonne intelligence avec tous nos voisins directs. Nous avons très bien réussi avec l’Azerbaïdjan et la Turquie, mais nous avons encore quelques difficultés avec l’Iran, qui est un partenaire primordial pour nous, et avec la Russie. Si je pense que nous avons de bonnes chances de trouver un certain terrain d’entente avec l’Iran que nous connaissons bien et avec qui nous avons coopéré depuis des années…avec des hauts et des bas, cela me semble bien plus difficile, à court terme, avec la Russie. Ceci est naturellement dû au déclin de l’empire russe. Il faut bien comprendre que la Russie est en train de rétrécir de toutes parts. Son économie est faible, son développement militaire est stagnant et la seule chose dont elle dispose réellement, c’est de son pouvoir nucléaire et de ressources naturelles, ce qui motive son arrogance actuelle. Sur le plan démographique, les chiffres officiels parlent d’une réduction annuelle de sa population de 750'000 personnes. A cela s’ajoute le fait que sur 86 districts officiels de population, seuls 18 sont en augmentation. Parmi les 18 régions, il y a Moscou et Saint-Pétersbourg ainsi que quelques États proches de la frontière chinoise. Bien évidemment, les zones qui connaissent une explosion de natalité sont les États musulmans. Le long du Caucase, des pays comme la Tchétchénie et le Daguestan s’enflamment progressivement. L’importance du chômage fait qu’un grand nombre de jeunes sans emploi s’engagent dans des mouvances radicales. Il en résulte que la Russie ne peut pas construire d’infrastructures, en particulier pétrolières, dans ces régions. Tous ces éléments et encore de nombreux autres font qu’à moyen terme, la Russie n’aura finalement pas d’autre choix que de coopérer avec la Géorgie. Pour répondre de manière plus directe à votre question, je dois dire que nous nous trouvons à l’aube d’une époque où l’Europe commence à comprendre la proximité de la Géorgie. N’oublions pas que nous partageons une mer commune avec deux États membres de l’UE, la Roumanie et la Bulgarie.

Dans ce contexte et au vu de l’américanisation très profonde de la Géorgie, comment voyez-vous l’évolution des relations avec Israël ?

Avant de vous répondre directement, un mot sur ce que vous appelez l’américanisation. Il ne faut pas oublier que les États-Unis sont le seul pays au monde à nous avoir apporté un soutien de tous les points de vue depuis l’écroulement du mur de Berlin. Il n’y a donc rien d’étonnant au fait que nous coopérions intensivement avec cet État qui nous a fait tellement de bien.
Quant aux relations avec Israël, il est intéressant de constater qu’elles sont avant tout économiques. Aujourd’hui, les investissements israéliens dans l’immobilier en Géorgie sont devenus très importants au point qu’ils constituent le troisième groupe d’investisseurs dans le pays après le Kazakhstan et les USA. Certes, il y a une certaine coopération dans les domaines de l’aviation et de l’agriculture, mais ils sont relativement mineurs. L’autre secteur où la présence israélienne est prédominante, et par certains côtés, en tant que Juif je le regrette, c’est dans le monde du jeu.

Qu’en est-il de la coopération stratégique ?

Le fait est que la Géorgie est le seul pays dans les alentours immédiats d’Israël à avoir une véritable politique pro-israélienne et pro-juive. Cette attitude émane non seulement de la population, mais aussi du gouvernement géorgien. D’ailleurs, un certain nombre de réalisations très importantes concernant Israël passent par la Géorgie, comme bien entendu l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan, mais aussi un bon nombre de projets de l’industrie militaire. Sur le plan sécuritaire, il faut aussi savoir que la Géorgie constitue un genre d’assemblage terroriste puisque aussi bien dans le Nord du Caucase que dans le Caucase du Sud, des groupes terroristes sont présents et actifs. Or, comme nous le savons, les groupes terroristes échangent leurs expériences de la conduite de la guerre de la terreur et ce partout à travers le monde. Il est donc important de savoir que ce qui se passe dans le Caucase du Nord, en particulier en Tchétchénie où de nombreux terroristes islamiques sont entraînés. Il y a une sorte de compétition entre cette région et le Moyen-Orient pour développer de nouvelles méthodes dans la guerre terroriste. Israël ne peut évidemment pas ignorer cette réalité puisque les nouvelles «recettes» sont très rapidement appliquées contre l’État juif, sur son propre terrain. De ce point de vue, la Géorgie constitue naturellement le seul point d’accès et d’observation dont Israël dispose pour voir et savoir ce qui se trame sur le plan du terrorisme dans le Caucase du Nord. Il en découle que dans la lutte contre le terrorisme, la Géorgie est un élément essentiel pour Israël.
De plus, la Géorgie entretient d’excellentes relations tant avec les voisins immédiats d’Israël qu’avec l’Iran. Bien que nous n’ayons pas de frontière commune avec ce pays, nos relations commerciales, culturelles et politiques s’intensifient de jour en jour. La Géorgie peut donc jouer un rôle d’intermédiaire ou de pont entre Israël et ces différents pays. Cela est particulièrement important lorsque la nécessité d’un dialogue confidentiel et discret entre Israël et l’Iran s’impose.

Quels sont les intérêts de la Géorgie d’être pro-israélienne ?

Curieusement, je crois qu’il s’agit d’une politique motivée par des sentiments positifs à l’égard des Juifs, à l’histoire du judaïsme géorgien et au rôle joué par les Juifs depuis plus de deux millénaires dans ce pays.

Cette attitude n’est donc pas justifiée par l’augmentation de la présence américaine en Géorgie ?

Je ne le pense pas. Cela dit, la Géorgie est de plus en plus présente militairement au Moyen-Orient. Au mois de juin dernier, nous avons augmenté nos troupes en Irak de 850 hommes à 2100. La coopération militaire avec les USA est sans cesse croissante puisque la Géorgie s’est engagée à fond dans la lutte contre le terrorisme dans le cadre de laquelle elle joue un rôle de plus en plus prépondérant. Outre notre présence en Irak, nous avons des hommes en Afghanistan, au Kosovo et en Bosnie-Herzégovine. En plus de la coopération militaire directe, la Géorgie constitue un important point de passage pour le matériel militaire vers l’Afghanistan, qui transite ici en grandes quantités, soit par les ports, soit par l’espace aérien.

Estimez-vous qu’il existe une alliance objective entre la Russie, la Géorgie et Israël dans la lutte contre le terrorisme tchétchène ?

Je ne crois pas. Toutefois, le fait est que la guerre de Tchétchénie nous a démontré que les Tchétchènes qui habitent en Géorgie apportent leur soutien, du moins logistique, à leurs frères. Un certain nombre d’agents d’Al Quaida ont récemment été arrêtés dans les milieux tchétchènes de Géorgie. En ce qui concerne la Russie, la coopération dont vous parlez devrait exister, mais tel n’est pas du tout le cas pour l’instant, bien au contraire. D’ailleurs, il a été démontré que les actes de sabotage dont la Géorgie a été victime provenaient directement des milieux gouvernementaux russes. Mais je pense qu’avec le temps, une forme de coopération s’installera par la force des choses.