Responsabilité

Le Rabbin David Fox. (Photo: Bethsabée Süssmann)
Par Roland S. Süssmann
L’une des questions les plus connues qui se rapportent à la fête de Pessah est «Mah Nichtanah » - qu’est-ce qui est différent ? Bien entendu, l’interrogation se rapporte à la nuit du Séder. Mais l’on peut aisément paraphraser cette question et la ramener à Roch Hachanah en se demandant: en quoi le changement d’année et les grandes fêtes juives varient-ils d’une année à l’autre ? En effet, chaque fois, nous procédons à une introspection, chaque fois, nous reconnaissons nos fautes, ce qui n’est déjà pas peu de chose en soi, et chaque année, nous décidons de nous améliorer et d’abandonner nos mauvaises habitudes. Hélas, au seuil de chaque période de Roch Hachanah et de Yom Kippour, nous constatons qu’en fait, nous en sommes pratiquement au même point qu’il y a un an. Afin de nous permettre de savoir dans quel esprit il serait juste d’aborder les solennités de la nouvelle année et de nous guider dans notre réflexion, nous avons été à la rencontre du rabbin DAVID FOX, grand éducateur en Israël.

Finalement, les années se suivent et dans l’ensemble se ressemblent, du moins en ce qui concerne notre conduite personnelle et peut-être même nationale. Pensez-vous qu’il soit vraiment judicieux, à chaque fois, de renouveler notre introspection et de prendre de bonnes résolutions qui en définitive ne seront pas ou que très peu suivies ? En quoi cette année doit-elle être différente des précédentes dans la manière dont nous abordons cette période si cruciale ?

Tout d’abord, j’espère que chacun d’entre nous se posera cette question. Je pense que cette problématique est valable aussi bien au niveau national qu’individuel. Au cours des dernières années, il s’est passé beaucoup de choses très importantes en Israël sur ces deux plans. Mais avant de parler de la collectivité, je voudrais rappeler qu’au moment de Roch Hachanah et de Yom Kippour, chacun de nous se présente individuellement devant l’Eternel et se dit «où est-ce que j’étais, où est-ce que je me trouve actuellement et où est-ce que je souhaite être ?». Chacun devrait également se demander ce qu’il a tiré de ses erreurs et de ses succès et surtout, dans quelle mesure il a fait face à ses responsabilités et combien il a personnellement contribué à l’évolution et au bien-être de la nation. Chacun de ces sujets constitue un vaste chapitre en soi mais en fait, ils sont liés car plus les individus progressent, plus la société et l’environnement progressent. Plus l’homme est instruit, plus il a d’expérience, plus il est à même d’apporter sa contribution à la société et d’y avoir de l’influence, aussi minime soit-elle. Cela étant dit, il est certain que tout essor individuel a tout d’abord une influence directe sur les actes de chacun d’entre nous. C’est pour cette raison que, selon la législation juive, chacun se présente individuellement devant D’. Il est vrai qu’au moment des solennités du Nouvel An, l’Eternel juge aussi bien les individus que les nations, mais à Roch Hachanah, c’est l’occasion pour chacun de prendre les bonnes décisions et aussi de faire ses choix quant à l’étendue de la contribution que l’on souhaite apporter au pays et à la nation. Pour illustrer mes propos, je vous citerai l’exemple qui en fait ne concerne que le monde religieux, mais qui est significatif. Depuis de nombreuses années, je suis impliqué dans un ensemble de projets éducatifs. Il y a quelques années, nous avons lancé l’idée et le programme des Yeshivoth-collèges. Au début, cela ne concernait que très peu de gens mais, progressivement, cette petite entité a pris de l’ampleur et aujourd’hui, il y a environ 7000 étudiants dans ce type d’institutions à travers le pays. Il faut bien comprendre que l’idée d’associer des études laïques à des études juives était totalement révolutionnaire, pour ne pas dire presque hérétique. Ce genre d’éducation est entré dans les mœurs, en particulier dans la société de tendance national-religieuse. Si cette réalité constitue une sorte de succès en soi, le véritable résultat positif réside dans le fait qu’actuellement, des centaines de nos anciens élèves sont actifs dans l’enseignement à travers tout le pays et ce… dans des écoles non religieuses.

Citez-vous cet exemple pour nous dire qu’en fait, toute la problématique de l’introspection et de l’essor individuel est à la base une question d’instruction ?

On pourrait penser que si les gens avaient une meilleure instruction, ils seraient meilleurs, plus sérieux, plus responsables, etc. Tel n’est malheureusement pas le cas, bien qu’une bonne instruction contribue indéniablement à l’essor individuel. Lorsque l’on regarde la presse quotidienne, l’on pourrait croire que le problème principal auquel Israël est confronté est la question de la sécurité. Elle est certes importante mais en réalité, notre plus grand problème réside dans l’éducation. Il ne fait aucun doute que si celle-ci était meilleure, nous n’aurions pas besoin de faire un effort militaire aussi important.

Pourquoi ?

Lors d’un conflit avec son ennemi, il faut avant tout savoir comment se comporter à son égard. A ce sujet, je citerai la fin du 3e Livre de Moïse où l’Eternel nous annonce quelles sont les récompenses et les punitions si nous ne nous conduisons pas selon ses préceptes. Ainsi il est dit (Lévitique 26 3-7): «… si vous suivez mes lois, si vous gardez mes commandements et les mettez en pratique… je mettrai la paix dans le pays, et personne ne troublera votre sommeil; je ferai disparaître du pays les bêtes féroces, et l'épée ne passera point par votre pays.» L’importance de cette bénédiction peut être facilement comprise si nous observons ce qui se passe à Sdérot où, depuis pratiquement sept ans, les habitants ne dorment plus sans crainte et ne savent plus ce qu’est un sommeil calme. Mais en observant le texte de plus près, la question suivante se pose: n’est-il pas curieux qu’à la fin de la phrase, il soit à nouveau dit «l'épée ne passera point par votre pays» alors qu’au début, l’Eternel nous dit «je mettrai la paix dans le pays» ? Nahmanide répond à cette question en disant qu’il n’y aura plus d’épée dans le pays dès que nous aurons installé la paix entre nous ! Ce qui en clair signifie que dans la mesure où nos ennemis voient que nous sommes divisés, ils constatent notre faiblesse car nous utilisons nos forces pour nous combattre mutuellement. Aujourd’hui en Israël et dans le monde juif en général, les divergences entre pratiquants et non pratiquants, religieux et non religieux, gauche et droite sont beaucoup trop importantes. Je pense que le seul moyen de mettre un terme à ces divergences qui rongent notre société et qui nous affaiblissent considérablement, est de promouvoir l’instruction et l’éducation juives.

Ne pensez-vous pas que ceci nous mènerait simplement à une forme de société uniformisée dirigée par une pensée unique ?

Bien au contraire. Le Midrash nous raconte que lorsque Moïse a apporté la Torah au peuple juif, il s’est retrouvé confronté à d’innombrables commentateurs, chacun interprétant la Loi comme il l’estimait juste. Moïse s’est alors adressé à l’Eternel en lui demandant de lui indiquer la seule et unique interprétation qui est la bonne. Et D’ lui a répondu: «la Torah a 70 visages». Nous ne sommes pas des robots et à travers toute notre littérature religieuse, le débat est permanent et ouvert.

Une telle idée n’ouvre-t-elle pas la porte au judaïsme libéral ou réformé ?

A travers tous les âges, à commencer par les élèves les plus érudits de Rabbi Akiva, le débat et la contradiction étaient de mise, mais toujours dans un cadre bien défini. Nous parlons bien de «70 visages». Or tout le monde sait qu’aucun visage ne ressemble à un autre, ils restent toutefois des visages et ne prennent pas la forme d’un pied ou d’une main. L’interprétation religieuse doit se faire tout d’abord dans le respect de l’autre, mais ne peut en aucun cas être une doctrine libertaire ou anarchique. Une interprétation usurpée de la Torah mènerait inexorablement à la destruction du peuple juif et d’Israël. C’est ainsi que nous retombons sur l’actualité de Roch Hachanah et Yom Kippour. Celui d’entre nous qui se permet de vivre selon sa conception et son explication personnelle de la Torah et qui de plus est à l’aise avec la façon de vivre qu’il s’est ainsi fabriquée, n’estimera jamais utile de se remettre en question, de procéder à une introspection et de prendre des bonnes résolutions. C’est justement là que cette période de l’année, qui va du début du mois d’Eloul jusqu’à Hochanah Rabbah, nous offre la possibilité de nous renouveler, de tout remettre à plat et de repartir vers un renouveau sans nous ancrer dans une routine et un confort religieux que nous avons peut-être établis sur des fausses bases. L’Eternel nous a donné suffisamment de matériel pour nous dire ce qui est juste et ce qui est faux. Je prendrai un exemple dans domaine de la physique. Certaines règles nous permettent de construire un avion ou une fusée qui va sur la lune. D’autre part, les règles de la force de gravité ne permettent pas à ces engins de décoller. Or en utilisant correctement certains principes de la physique, notre avion décollera sans problème, mais il y a une condition: que les règles de la physique soient correctement appliquées et qu’il n’y ait aucun débordement. Il en est de même pour notre religion. Et là aussi, chacun d’entre nous est requis de savoir et de connaître ce que D’ attend de nous et quelle est, selon ses préceptes, la conduite juste et morale à adopter.

Selon cette idée, la responsabilité de la diffusion du judaïsme et de ses préceptes est avant tout entre les mains des Juifs qui ont eu le privilège d’apprendre. C’est à eux que revient la responsabilité d’intéresser ceux d’entre nous qui n’ont pas appris, qui sont issus de milieux non religieux, voire antireligieux. Pensez-vous que tel soit le cas dans les faits ?

Il est intéressant de savoir que cette question ne date pas d’aujourd’hui, mais a deux mille ans d’âge. En effet, à l’époque il y avait un grand débat sur ce sujet entre Beth Shamaï et Beth Hillel, ces deux écoles de pensées dirigeantes du peuple juif. Afin de comprendre les différentes conceptions de l’enseignement de ces deux écoles, je citerai le fameux exemple de ce non-juif qui se rend tout d’abord chez Shamaï et lui demande de lui expliquer le judaïsme pendant le temps qu’il peut se tenir sur un seul pied. Shamaï le chasse. Il va ensuite chez Hillel et lui pose la même question. Celui-ci lui répond: «tu ne feras pas à autrui ce que tu ne souhaites pas que l’on te fasse. Tout le reste n’est qu’étude et commentaires». Cela signifie-t-il que l’un était intolérant et que l’autre s’est débarrassé de cet intrus, probablement moqueur, par une pirouette ? Absolument pas. Shamaï, estimant que le judaïsme devait être étudié et pratiqué de la manière la plus rigoureuse et la plus profonde, pensait ne pas pouvoir apporter de réponse satisfaisante et complète à cet homme pendant le laps de temps qui lui était imparti. Quant à Hillel, il a considéré qu’en fait la question était celle de savoir quels sont les fondements et l’essence même du judaïsme. Il lui a alors dit: «sois responsable vis-à-vis de ton prochain, de toi-même, de ton environnement et de ton peuple. Le premier devoir d’un Juif étant d’agir en être responsable.»
Beth Shamaï et ses disciples étaient toujours la minorité car ils estimaient qu’en étant le plus rigoureux possible et en vivant le judaïsme de la manière la plus proche de la lettre, ils seraient suivis en donnant l’exemple sur la manière juste de servir D’ et de vivre en tant que juifs. Ils constituaient évidemment un club très sélectif et très fermé Quant aux disciples de Hillel, ils étaient plus ouverts et pensaient qu’il fallait inclure un maximum de gens dans leur groupe. Un maximum oui - n’importe qui non ! Le débat entre ces deux écoles a duré deux cents ans, mais à travers toutes les périodes de l’histoire juive, le leadership spirituel s’est toujours référé à l’une ou l’autre des deux tendances, et ce en fonction de la situation des communautés. C’est ainsi que pendant les périodes de dangers, les communautés se sont plus refermées, alors qu’en des temps plus tranquilles, la tendance était à l’ouverture, même parfois exagérée. Aujourd’hui, je dirai que la communauté de très stricte observance est plus proche de Beth Shamaï, alors que la faction nationale-religieuse est plus proche des enseignements et des principes de Beth Hillel et fait un effort pour être en contact avec le pan non pratiquant de la société. A mon avis, en agissant de la sorte, ils font face à leur responsabilité qui est de diffuser le judaïsme de manière à ce qu’il soit attractif et intéressant pour les milieux qui ne se considèrent pas comme intéressés par cette question. Il faut bien comprendre que toute cette action a pour but de permettre à l’individu de s’améliorer afin que nous vivions dans une société qui en définitive connaisse un essor de plus en plus positif et ce à tous les niveaux. D’ailleurs, ceci porte ses fruits puisque lentement mais sûrement, nous assistons à un changment d’attitude dans la société israélienne qui se départit du matérialisme et se retrouve en quête d’une certaine spiritualité. Lorsque les gens découvrent la beauté et la profondeur du message de la Torah, ils se rendent progressivement compte de ce qu’il leur apporte pour améliorer leur qualité de vie.

Dans cet esprit, comment aborder Roch Hachanah 5768 ?

Une crise n’est jamais souhaitable. Toutefois, c’est en temps de crise que l’individu est forcé à faire des choix et à prendre des décisions, souvent fondamentales. Afin d’illustrer mes propos, je vous citerai encore un exemple issu d’un programme éducatif révolutionnaire auquel je participe activement. Aujourd’hui plus que jamais, le temps est venu de faire des choix individuels et de société qui nous permettront d’espérer que les choses vont changer pour notre bien et ceci commence bien entendu par le biais de l’éducation. Or il est évident que le système d’enseignement existant ne fonctionne pas et est insuffisant. Nous avons donc été obligés d’agir différemment. Nous avons décidé de lancer un enseignement qui soit intéressant et attractif pour les étudiants de nos milieux et auquel nous associons directement les parents. Ceux-ci viennent quelques heures par semaines pour participer aux cours et repartent avec des devoirs. Par exemple, lorsque nous enseignons la notion de responsabilité, nous ne nous contentons pas d’enseigner le passage du Talmud (2e chapitre du traité de Makoth) qui parle du fait de donner la mort sans préméditation. Les exemples qui y sont cités sont très loin de la vie quotidienne. Nous avons décidé de présenter cette problématique par le biais de la responsabilité du conducteur. En Israël, il y a plusieurs centaines d’accidents mortels par an, dont la majorité pourrait être évitée si les automobilistes conduisaient d’une manière responsable. Dans le Talmud, les trois niveaux de responsabilité - l’inadvertance, l’accident et ce que nous sommes forcés de faire contre notre gré - sont très clairement définis, mais avec des exemples très abstraits pour notre époque. Or il est essentiel d’expliquer à un jeune la valeur de la vie, qu’il ne suffit pas de s’excuser après mais qu’il faut réfléchir avant d’agir. Une telle prise de conscience élève notre sens des responsabilités à un niveau différent. L’amélioration de notre société passe avant tout par le fait qu’elle se sente responsabilisée. Selon les principes de la Torah, lorsque l’on heurte quelqu’un dans la rue par inadvertance, on est responsable.
D’ailleurs la responsabilité individuelle mène à la responsabilité collective. A Yom Kippour, dans la prière de Al Het, la toute première faute pour laquelle nous demandons à l’Eternel de nous pardonner est celle que nous avons commise de manière forcée et contre notre gré (BeOnes). Or pouvons-nous être rendus responsables pour des actes commis contre notre volonté, en d’autres termes que nous n’avons pas pu prévenir ? C’est précisément là que la notion de réflexion responsable s’impose et prend toute son ampleur. Cette prière vient nous dire: «réfléchis un peu et tu constateras que tu aurais pu éviter telle ou telle action».
Je pense que l’enseignement de la Torah et de la responsabilité est aujourd’hui plus que jamais de mise. Lorsqu’un jeune qui a assimilé ce type d’instruction et d’éducation rejoindra l’armée, il sera un soldat plus responsable et par conséquent un meilleur soldat et ultérieurement un meilleur citoyen.
En conclusion, je dirai que nous pouvons aborder la nouvelle année avec une bonne dose d’optimisme, car les défis qui nous sont lancés sont de taille et que nous avons quelques idées neuves pour leur faire face et réussir, ce aussi bien au niveau national israélien que dans la diaspora. Nous ne sommes qu’au début d’un long chemin mais, en tentant d’établir une société plus responsable, nous préparons un avenir meilleur. Une société d’individus responsabilisés saura choisir un leadership aussi bien politique que spirituel, qui réfléchira avant d’agir et qui se sentira responsable de la mission dont il est investi.