De veine à veine

Professeur Eilat Shinar. Photo: Bethsabée Süssmann
Par Roland S. Süssmann
Dans la tradition juive, le sang revêt une importance toute particulière puisqu'il symbolise et incarne physiquement la vie. D'ailleurs, il est strictement interdit à la consommation. Tant l'abattage rituel que le processus de cachérisation de la viande par le sel et l'eau servent à extraire un maximum de sang de la viande destinée à être mangée. C'est l'une des raisons pour lesquelles, en Israël, la banque du sang a un caractère spécial car chaque goutte y est respectée. Afin de nous permettre de comprendre le fonctionnement de la banque du sang en Israël, nous avons été à la rencontre du professeur EILAT SHINAR, directrice de cet établissement qui tient une place aussi prépondérante dans le monde de la santé dans l'État juif.

Pouvez-vous en quelques mots définir quels sont la structure, le rôle et les activités de la banque du sang dont vous êtes responsable ?

Le centre national des services du sang en Israël fait partie intégrante du Magen David Adom (appelé communément à tort «Croix Rouge israélienne»), société civile à but non lucratif créée par un décret de la Knesset en 1960. Aux termes de cette législation, le Magen David Adom a la responsabilité de tous les soins d'urgence et pré hospitaliers dans l'ensemble du pays. Nous sommes divisés en deux sections: l'une comprend l'ensemble des services d'ambulances, aussi bien de transport que de soins intensifs; l'autre est notre banque du sang. De par la loi, nous sommes donc obligés de fournir du sang à toute personne qui en a besoin, et ce partout dans le pays. C'est donc sous un même toit que se font la collecte du sang, son examen (tests de l'hépatite B et C, du HIV, du virus HTLV, de la syphilis et du niveau de ALT), son conditionnement selon les différents composants et la distribution à tous les hôpitaux et à l'armée. Il n'existe donc pas de banque du sang militaire ou privée en Israël. Cela dit, chaque hôpital dispose de sa propre banque du sang, il est donc possible d'y donner du sang directement. L'existence de ces services est conditionnée par la manière dont nous sommes organisés. En effet, la chaîne que nous appelons de «veine à veine», soit de celle du donneur à celle du récipiendaire, est divisée en deux parties. La première, dont la responsabilité nous incombe totalement, réside dans la collecte du sang jusqu'à ce qu'il soit effectivement utilisable; la deuxième, qui est de procurer une unité sanguine appropriée à un patient spécifique, relève du travail des banques du sang hospitalières. En termes techniques, cela signifie que la compatibilité du sang que nous fournissons et qui est propre (sans aucun virus ou maladie) est testée avec le sang du malade à qui cette transfusion est destinée. Nos «clients» sont donc les hôpitaux et non les individus.

Prenez-vous du sang des touristes ?

Toute personne en bonne santé est la bienvenue. Cela dit, de nombreuses restrictions ne nous permettent pas d'utiliser le sang de certaines personnes, par exemple de celles ayant vécu en Grande-Bretagne de 1980-1996 et ce en raison de la maladie de la vache folle. Dans ce domaine, il y a deux entités très importantes, le donneur et le récipiendaire, qu'il est de notre devoir de protéger. Nous sommes très conscients de la problématique des personnes qui désirent absolument donner leur sang; parfois, cet acte revêt une importance particulière sur le plan du statut social (un officier militaire ou un dirigeant politique, etc.), phénomène qui existe dans le monde entier. La question se pose aussi pour les membres de la communauté homosexuelle qui, par l'acte du don, veulent faire la preuve qu'ils font partie intégrante de la société. Bien entendu, tous les homosexuels n'ont pas le Sida, mais nous prenons nos précautions. Cela dit, les cas de donateurs dont nous n'utilisons pas le sang ne constituent qu'une infime partie de notre collecte. Il faut également savoir que nous ne prenons pas le sang des personnes qui se sont fait tatouer ou mettre un piercing pendant l'année suivant l'opération. Avant d'accepter du sang, nous demandons aux candidats de remplir un questionnaire, nous leur faisons confiance et en général, ils ne mentent pas. De toutes les manières, tous les prélèvements sont testés, ce qui ne constitue pas une garantie absolue étant donné la période d'incubation en moyenne de 15 jours pendant laquelle les différents virus, maladies, etc., ne peuvent pas être détectés. Lorsqu'au cours de l'examen du sang prélevé nous découvrons qu'un donateur a une maladie, nous le contactons afin qu'il se fasse soigner. Lorsqu'il s'agit du Sida, je reçois le malheureux personnellement et le mets en contact avec les personnes qui pourront s'occuper de lui. Heureusement, je n'ai pas souvent rencontré cette situation, mais il s'agit toujours d'un moment très difficile à vivre, tant pour la victime que pour moi. Je tiens à souligner que nous pouvons utiliser plus de 95 % du sang que nous collectons !

Combien de litres de sang récoltez-vous annuellement ?

Nous ne comptons pas en litres, mais en unités. Nous collectons environ 282'000 unités de sang par année (pour 2007, le chiffre à atteindre est fixé à 300'000), qui sont ramassées par le biais de nos antennes mobiles qui se rendent dans les usines, dans les centres communautaires, dans les bureaux, dans les camps militaires, dans les grands centres urbains, etc. Nous avons aussi un programme très dynamique dans les collèges, les jeunes pouvant donner leur sang dès l'âge de 17 ans. En général, ils donnent du sang lorsqu'ils sont à l'armée, mais arrêtent dès qu'ils en sortent. S'ils ont été sensibilisés à le faire avant, ils en garderont l'habitude. De plus, nous disposons d'unités de collectes dans toutes les stations du Magen David Adom et dans notre quartier général. Nous prenons à chaque fois un demi-litre de sang. Chaque unité est subdivisée en trois ou quatre portions de composants, à savoir: cellules sanguines, plasma congelé, plaquettes sanguines, etc. Chaque matin, les hôpitaux nous informent de leurs besoins et commandent les différents types de sang et de composants sanguins dont ils ont besoin pour la journée.

Combien de personnes donnent-elles du sang en Israël ?

On estime en général que pour qu'un pays soit autosuffisant du point de vue de ses réserves sanguines, il faudrait qu'environ 5% de la population donne du sang. En Israël, nous sommes proches des 4% ce qui, en temps de paix, est suffisant. Il nous faut en moyenne 1'200 unités par jour, ce que nous arrivons à collecter. Il y a des périodes plus fastes que d'autres et nous savons très bien que pendant les fêtes, les gens ne sont en général pas très enclins à donner leur sang.

Vous nous avez parlé des temps de paix (ou d'accalmie). Que se passe-t-il pendant la guerre ?

Que ce soit après un attentat ou, pire, une série d'attentats, pendant une grande opération militaire ou une guerre, la population est immédiatement présente aux stations de collecte. Pendant la Seconde guerre du Liban, nous n'avons fait aucun appel public à la radio ni à la télévision, mais partout en Israël, y compris au nord et à Haïfa sous les bombes, les Israéliens se sont précipités pour donner leur sang. Nous avions stationné une ambulance de collecte dans un supermarché situé sur le mont Carmel à Haïfa. Entre les bombardements de Katiouchas, les gens venaient faire leurs courses et par la même occasion donnaient leur sang. C'était impressionnant à voir. Dès le début de la guerre, soit en une semaine, nous avions collecté assez de sang pour couvrir les besoins estimés quotidiennement par l'armée et les services médicaux concernés. Comme nous n'avons pas tout utilisé, cela nous a permis de remplir nos stocks en vue de l'accalmie de la période des fêtes. Notre problème est bien plus sérieux lorsqu'il n'y a pas de guerre ou de situation d'urgence, nous devons rappeler à la population de venir nous donner du sang. Il ne faut pas oublier qu'à ce jour, il n'existe pas de sang artificiel et aucune recherche ne démontre qu'un tel produit sera mis sur le marché dans un avenir prévisible.

Existe-t-il des types de sang spécifiques pour l'une ou l'autre des catégories de la population israélienne, par exemple chez les Arabes ?

Les genres de sang sont classés par les règles de la génétique. Nous voyons donc différents types de sang, dont certains sangs très rares. Cela dit, les différences qui existent ne se trouvent pas tellement entre les populations israéliennes et arabes, mais dans les divers sous-groupes sanguins. Nous avons donc les groupes bien connus A,B,O,AB et le rhésus qui, en fait, couvrent environ 250 sous-groupes réunis en dix familles. C'est ainsi qu'il existe un sous-groupe typique des Juifs en provenance de Boukhara et un autre, qui est propre à une famille, les Drori, dont il porte le nom. Nous avons aussi ici le laboratoire du sang rare.

De quoi s'agit-il ?

Il peut arriver qu'un hôpital prélève un exemple de sang difficile à définir et souvent inconnu, en général jamais vu en Israël. Nous avons eu un cas où un terroriste blessé, soigné dans un hôpital israélien, avait un type de sang très rare. Nous lui avons demandé de rencontrer sa famille. A travers le Croissant Rouge, nous avons pu rejoindre ses frères à un point de contrôle et faire des prélèvements de sang. Bien entendu, toute la famille avait le même sang. L'un de nos spécialistes savait que lorsqu'une femme a ce genre de sang, elle ne peut pas garder d'enfant, subissant fausse-couche après fausse-couche. Nous avons interrogé les frères, qui nous ont confirmé que leurs s?urs ne pouvaient pas mener de grossesse à terme. Nous leur avons expliqué combien il était important qu'ils donnent du sang et que nous en congelions pour en avoir des exemples mais aussi pour nous permettre d'offrir à leurs s?urs un traitement leur permettant d'avoir des enfants. Dans notre esprit, il s'agit là d'un petit pas vers la paix. Nous fonctionnons selon le vieux principe qui veut que nous prenions le sang de tous ceux qui veulent bien nous en donner, et que nous en donnions à tous ceux qui en ont besoin !
En ce qui concerne le sang rare, il existe une organisation internationale basée à Bristol, en Angleterre, qui gère les sangs rares du monde entier. Nous sommes en contact permanent, nous échangeons des informations et, le cas échéant, leur demandons un peu de sang particulier. Il s'agit de la seule importation de sang autorisée en Israël et qui, de plus, est destinée à un patient spécifique.

Au sujet de l'exemple que vous avez cité, une question se pose. Pensez-vous qu'il soit nécessaire qu'Israël aide une famille arabe qui a déjà élevé un terroriste en son sein, à produire d'autres enfants qui seront éduqués dans le même esprit ?

J'ai travaillé pendant 17 ans comme hématologue à l'hôpital Hadassa à Jérusalem. Nous étions confrontés régulièrement à ce genre de dilemme. De par mon expérience, je peux vous dire, et je veux y croire, que lorsque le monde médical israélien aide une famille arabe à résoudre un problème relatif à une question de vie ou de mort ou à la procréation, il y a très peu de chances pour que celle-ci se retourne en définitive contre Israël. D'ailleurs, vous serez intéressés de savoir qu'un grand nombre d'Arabes israéliens sont des donateurs réguliers. A cet égard, il est intéressant de noter qu'en Israël, ce sont en général les hommes qui donnent leur sang, car quelque part il s'agit d'un acte un peu «machiste». C'est ainsi que 75% des donateurs sont des hommes. Au cours d'une conférence internationale, j'ai rencontré un collègue du Caire qui m'a dit qu'en Égypte les chiffres sont identiques, comme d'ailleurs dans tout le pourtour méditerranéen. Dans le cadre de notre programme éducatif qui se déroule dans les collèges, déjà plus de 35% de femmes donnent du sang. vous avez cité une question se pose.ifique.at leur demandons un peu de sang particulier.erre qui traiter les ontril

Vos donateurs reviennent-ils régulièrement ?

En général, les gens viennent une fois par an. Nous les rappelons, ce qui n'est pas toujours très efficace, nous faisons les tournées des grandes entreprises, des communautés religieuses, etc. Mais très souvent, nos donateurs se représentent spontanément. Il faut savoir aussi que la communauté hassidique et orthodoxe compte parmi nos très bons donateurs, toutefois leurs membres exigent que le sang soit prélevé par un homme chez les hommes et par une femme chez les femmes.

Parmi vos nombreuses activités scientifiques, nous avons constaté que vous avez un département qui porte le nom de «Israel Cord Blood Bank» (traduit librement par: la banque du sang de cordon ombilical israélienne). De quoi s'agit-il exactement ?

Il est prouvé que dans le sang du placenta et dans le cordon ombilical d'un nouveau-né se trouve une quantité énorme de cellules souche. Ce sont ces cellules qui sont responsables du développement des cellules sanguines et du système immunitaire. Nous faisons appel à des mères volontaires qui acceptent que nous collections ce placenta dans la salle d'accouchement des plus importants hôpitaux du pays. Le Magen David Adom forme des sages-femmes et des phlébotomistes spécialisés pour cette opération. Chaque unité est testée pour détecter d'éventuelles maladies infectieuses. Puis ces tissus sont traités dans nos laboratoires et stockés dans un réfrigérateur spécial à -196 degrés centigrades. Lorsque cela s'avère nécessaire, le patient qui en a besoin sera ainsi transplanté. Mais il y a un autre aspect très important. Selon les origines, il n'est pas toujours facile de trouver des cellules souche compatibles. Souvent les questions d'origines (sépharade ou ashkénaze) peuvent jouer un rôle déterminant. A cela s'ajoute le fait qu'en Israël, il y a de plus en plus de «mariages mixtes» où les origines sont mélangées. Or dans notre banque, nous avons des réserves de sang ombilical en provenance de ce type de familles, ce qui permet de sauver des vies non seulement en Israël mais à travers les communautés juives dans le monde. Ce projet n'en est qu'à ses débuts et nous espérons pouvoir le développer de manière importante.

Comment êtes-vous financés ?

Comme nous avons le monopole du sang en Israël, nous ne pouvons pas facturer le prix effectif du sang aux hôpitaux que nous fournissons. Par conséquent, nous sommes déficitaires. Afin de nous permettre de maintenir le niveau de nos activités médicales et scientifiques, nous comptons sur les sociétés amies à travers le monde entier, en Suisse aussi, à Zürich. Celles-ci nous procurent environ 30% de notre budget annuel. Il est possible de faire un don pour le Magen David en général ou de spécifier que les fonds sont destinés à la banque du sang.

Existe-t-il des techniques israéliennes dans le traitement du sang qui sont aujourd'hui utilisées dans le monde entier ?

Il y en a une qui facilite l'échantillonnage du sang, elle a été financée par Baxter et est fabriquée à Kiriath Shemonah. Nous avons inventé ici un système pour récupérer les cellules sanguines blanches, les activer et les placer dans des plaies chroniques (dont certaines sont terribles, comme les ulcères), afin de les soigner et de les fermer. A ce jour, nous avons réussi à traiter environ 2'000 personnes avec succès et nous sommes actuellement en négociation avec une grande compagnie en Israël afin de commercialiser cette invention à grande échelle. Comme vous le voyez, nous utilisons chaque élément de chaque goutte de sang.
En conclusion, je suis heureuse de pouvoir dire qu'en Israël, la population est extrêmement consciente de l'importance du don du sang. Tous nos donateurs sont évidemment des volontaires, personne n'est payé? tout ce qu'ils reçoivent, c'est un petit café en sortant.

Nous le voyons, en période électorale, pour réussir, les partis politiques ont l'habitude de répéter que «chaque voix compte». A la banque du sang, l'on peut dire que chaque goutte compte !