Le souk de la «paix»

Professeur Moshe Sharon. Photo: Bethsabée Süssmann
Par le professeur Moshe Sharon *
Le 25 décembre 1977, au tout début des négociations entre Israël et l'Égypte à Ismaïlia, j'ai eu l'occasion de m'entretenir brièvement avec le président Mohamed Anouar Sadate. «Transmettez à votre Premier ministre, m'a-t-il dit, que c'est un souk ici, la marchandise est chère.» Je me suis fait un devoir de le répéter au Premier ministre, mais il n'a pas su appliquer les règles de ce marché. Il n'est pas le seul. Jusqu'à présent, tous les gouvernements israéliens ont échoué à ce jeu-là, ainsi que les médias.
Le 4 mars 1994, à l'occasion de la signature des Accords du Caire, j'ai publié dans le Jerusalem Post un article intitulé «Novices en négociations». Peu de temps après, Yasser Arafat prouvait une fois de plus que sa signature ne valait pas le papier sur lequel elle avait été apposée et qu'on ne pouvait accorder aucune foi à sa parole. Comme pour chaque accord qui devait lui succéder, Israël était décontenancé en constatant que ses concessions s'étaient transformées en point de départ pour de nouvelles revendications arabes.
Dans la diplomatie de souk du Moyen-Orient, les traités ne sont pas maintenus parce qu'ils sont signés, mais parce que leur application est imposée. De surcroît, dans le souk du conflit israélo-arabe, les deux parties ne parlent pas de la même marchandise. Les Israéliens souhaitent obtenir une paix fondée sur l'acceptation d'Israël comme État juif par le monde arabe musulman. L'objectif des Arabes consiste à annihiler l'État juif, à le remplacer par un État arabe et à se débarrasser des Juifs.
Pour atteindre cet objectif, les Arabes ont tenté leur chance tantôt sur le champ de bataille, tantôt sur le terrain de la diplomatie de souk. Dans ce type de diplomatie, la règle principale est fort simple: si le vendeur sait que vous désirez acheter une certaine marchandise, il fait monter les enchères. La marchandise en question est la «paix», les Arabes donnent l'impression qu'ils la possèdent et enflent le prix, alors qu'en réalité elle ne se trouve pas du tout entre leurs mains.
C'est là toute la philosophie du souk et si vous êtes suffisamment astucieux, vous pouvez vendre du vent et le faire payer cher. Les Arabes vendent des mots, ils signent des accords et ils font le commerce de vagues promesses; toutefois, avec les avides clients qui leur font face, ils sont assurés de recevoir de généreux acomptes. Au bazar, seul un acheteur écervelé paye pour quelque chose qu'il n'a jamais vu.
Il existe une autre règle qui s'applique aussi bien au marché qu'à la table des négociations: celui qui présente le premier ses conditions sera le perdant, car l'autre côté prépare son prochain coup en utilisant les cartes étalées par son adversaire comme nouveau point de départ.
Dans toutes ses négociations avec les Palestiniens, Israël s'est toujours précipité pour exposer ses plans et a été à chaque fois surpris de découvrir qu'à peine l'accord «conclu», il était devenu la base de revendications supplémentaires.
La réaction israélienne dans ces cas est absolument stupéfiante. Politiciens, experts et médias fournissent aussitôt des «explications» pour justifier le comportement des Arabes. Une des plus populaires consiste à assurer que telle ou telle déclaration arabe est «à usage interne», comme si cet usage interne n'avait aucune importance. D'autres explications invoquent «la sensibilité arabe aux symboles», «l'honneur», «les questions émotionnelles» et commentaires paternalistes du même genre. Israël n'a-t-il point de sensibilité ni d'honneur ? Que viennent faire ces termes dans le cadre d'entretiens politiques ?
Il est donc essentiel, comme feu le président Sadate le conseillait, d'apprendre les règles du souk oriental avant de s'aventurer dans l'arène de la diplomatie arabe. Et de se souvenir de cet adage romain: «Si vous désirez la paix, préparez-vous pour la guerre !». Ne vous présentez jamais à la table des négociations en position de faiblesse. Votre adversaire doit toujours être assuré de votre puissance, il doit savoir que vous êtes prêt pour la guerre mieux encore que pour la paix.
Dans le contexte actuel au Moyen-Orient, à court et à moyen terme, la «paix» n'est qu'un vain mot. Israël devrait cesser d'en parler et même effacer le mot «paix» de son vocabulaire, ainsi que les expressions «le prix de la paix» ou «les territoires contre la paix». Pendant cent ans, les Juifs ont supplié les Arabes de leur vendre la paix, disposés à payer n'importe quel prix. Ils n'ont rien obtenu parce que les Arabes n'ont pas de paix à vendre; cependant, ils ont payé un prix élevé pour ce néant. Il faut être juste et reconnaître que les Arabes n'ont jamais caché que ce qu'ils entendaient par le mot «paix» n'était qu'un cessez-le-feu provisoire.
Israël devrait déclarer ouvertement que la paix ne constitue pas une option dans le conflit israélo-arabe; créant une nouvelle donne au Moyen-Orient, il devrait forcer les Arabes à demander la paix et à payer pour elle. Contrairement à ses adversaires, Israël possède la marchandise. Par conséquent, lorsqu'une des parties arabes parle de paix, Israël devrait en exiger le plein tarif.
Si la Syrie désire la paix, comme elle le clame actuellement, cette paix a un prix qu'Israël doit percevoir au lieu de payer lui-même. Une fois l'équation présentée de cette façon, il apparaîtra aussitôt que la Syrie n'offre pas vraiment la paix mais cherche à améliorer sa position stratégique en vue de la prochaine guerre.
Dès aujourd'hui, Israël doit se présenter comme le côté qui réclame un paiement contre la paix. Si les Arabes veulent la paix, Israël doit fixer son prix en termes réels: s'ils parviennent à la conclusion qu'Israël est tellement puissant qu'ils ne peuvent le détruire, il sera versé. Le pouvoir de dissuasion d'Israël est donc un élément crucial de l'équation.
Par conséquent, si une nation ou un organisme international s'informe des plans d'Israël, la réponse doit être: il n'y a ni plans, ni suggestions, ni idées constructives, en fait il n'y pas de pourparlers du tout. Si le côté arabe souhaite négocier, qu'il présente ses plans et ses idées ! Et au cas où des propositions seraient faites, la première réaction israélienne devrait être invariablement : «Inacceptable ! Essayez de faire mieux.» Quand les Arabes auront complètement perdu l'espoir d'anéantir l'État juif, de véritables négociations pourront être entamées. Ce jour-là, il faudra observer les dix règles d'action suivantes, essentielles pour le marchandage dans l'espace moyen-oriental:
Ne soyez jamais le premier à faire une suggestion à l'autre côté. Ne manifestez jamais le moindre empressement à «conclure un marché». Laissez l'adversaire présenter ses suggestions le premier.

Rejetez les offres, formulez toujours des objections. Utilisez l'expression: «Ce papier ne satisfait pas les exigences minimales.»
Quittez la table des négociations, même cent fois. Le client coriace obtient le meilleur prix.

Ne vous dépêchez pas de faire des contre-offres: il sera toujours temps pour cela. Laissez l'autre côté procéder à des amendements, sous la pression de votre «déception» totale. Patience et longueur de temps: voilà la clé du succès !

Ayez votre propre plan prêt, parfaitement élaboré dans ses moindres détails, avec des lignes rouges bien définies. Toutefois, ne montrez jamais ce plan à une tierce partie car il parviendra à votre adversaire plus vite que vous ne l'imaginez. Confrontez les suggestions de l'autre côté avec votre plan.

Ne modifiez jamais votre plan afin de couper la poire en deux. Souvenez-vous qu'il n'y a pas de «mi-chemin». L'autre côté possède également un plan directeur. Soyez prêt à quitter la table des négociations quand vous vous heurtez à l'entêtement de l'adversaire.

Ne laissez jamais les choses dans le vague. Evitez les formulations ou idées «créatives», véritable aubaine pour vos adversaires. Souvenez-vous que les Arabes sont passés maîtres dans l'art de tirer avantage des ressources du langage, jouer avec les mots est leur sport national. Au marché comme à la table des négociations, restez fermes et précis sur tous les points, même les plus petits.

Gardez à l'esprit que l'autre côté tentera de vous faire tomber dans le panneau en présentant des questions essentielles comme des détails insignifiants. Considérez chaque détail comme s'il était d'une importance vitale. Ne remettez pas la résolution d'un problème à une «autre occasion», vous en sortiriez perdant. Souvenez-vous que votre adversaire n'est que trop heureux de trouver un motif pour ne pas honorer ses engagements.

Les émotions n'ont leur place ni au marché ni à la table des négociations. Amabilités, explosions de colère, poignées de mains, embrassades et accolades ne doivent pas être interprétées comme gestes politiques.

N'ajoutez aucune foi aux croyances populaires concernant les Arabes et le Moyen-Orient, comme «l'honneur arabe». Vous avez votre propre honneur, mais cela n'a rien à voir avec les questions négociées. Ne vous laissez pas tenter par des paroles ou des gestes uniquement parce qu'on vous a dit que c'était «la coutume». Si le côté arabe découvre que vous jouez à l'anthropologue, il en profitera.

Souvenez-vous que l'objectif des négociations est d'en tirer profit. Vous devez vous efforcer à obtenir le plus grand gain réel. Tout gain constitue un avantage pour l'avenir, car il y aura toujours «une autre manche».

Ajoutez à ces dix règles une onzième:
N'acceptez jamais de négocier avec plus d'une partie à la fois. Les Arabes tenteront de faire venir de nombreux participants à la table des pourparlers afin de vous mettre en position inférieure. N'acceptez même pas la présence de participants «amicaux», car cela n'existe pas. Chaque participant possède son propre ordre du jour, qui ne peut en aucun cas coïncider avec le vôtre, car il est destiné à promouvoir uniquement ses intérêts. Par conséquent, ne vous laissez surtout pas inviter à une «Conférence» organisée pour négocier avec vous, car vous vous retrouverez à coup sûr du côté perdant.
Les Arabes ont pratiqué l'art de la négociation pendant plus de 2000 ans. Ils possèdent une maîtrise parfaite des mots et des mines inépuisables de patience. Les Israéliens (et les Occidentaux en général) en revanche, désirent des résultats rapides. Dans cette partie du monde, cela ne marche pas: l'impatient est toujours le perdant.

*Le professeur Moshé Sharon, autorité mondiale de la langue et de la civilisation arabes et professeur d'Histoire islamique à l'Université hébraïque de Jérusalem.