Éducation juive

Sara Sugar. Photo: Bethsabée Süssmann
Par Sara Sugar *
Les archives les plus anciennes faisant état d’une présence juive en Hongrie remontent au temps d’Étienne Ier, le premier roi chrétien du pays. Au cours des trois cents premières années de l’État hongrois (1000-1302), les Juifs jouissent d’une situation plus favorable qu’en Europe de l’Ouest, les rois ayant besoin d’eux pour l’expansion de la société féodale. A cette époque, les écoles chrétiennes et juives se développent parallèlement. Les élèves y apprennent à lire et reçoivent surtout une instruction religieuse; dans les institutions juives, on enseigne également les mathématiques et les langues. Des archives datant du milieu du XIIIe siècle recensent environ cinq écoles (scholae Judaeorum).
Après l’an 1300, avec la disparition de la famille royale hongroise, le pays est dominé par la dynastie d’Anjou, dont l’intolérance religieuse les pousse à expulser à plusieurs reprises les Juifs du pays. Quand ils sont autorisés à y demeurer, on les oblige à porter la rouelle et à vivre dans des ghettos. Du XIVe au XVIIe siècle, la situation des Juifs se détériore progressivement. Au cours de cette période, l’existence de héders et de yéshivoth dans les ghettos et dans plusieurs cités importantes (par exemple à Presbourg) est attestée. Toutefois, en raison d’une discrimination de plus en plus prononcée, les enseignants et étudiants se limitent surtout à l’étude du Talmud. Pendant les 150 ans du régime ottoman, les Juifs jouissent d’une existence plutôt favorable. Ils participent à la vie économique, gèrent leur communauté et possèdent leurs propres écoles. Leur vie bascule à nouveau lorsque les Turcs sont chassés par les Habsbourg.


Les Habsbourg au XVIIIe siècle
Au XVIIIe siècle, les souverains Habsbourg oeuvrent en faveur de la diffusion des Lumières. L’impératrice Marie-Thérèse réorganise le système éducatif en publiant en 1777 le Ratio Educationis. Par cet édit, elle modernise et uniformise les programmes en introduisant des matières obligatoires comme l’enseignement de l’allemand, des sciences et de la physique. La méthodologie et la formation des enseignants sont réglementées par l’établissement d’Écoles normales; tous les enseignants doivent y passer un an afin d’y apprendre les nouvelles méthodes. L’ensemble des changements provoqués par les Lumières n’améliore pas la situation des Juifs, au contraire: ils sont tenus de payer des taxes spéciales, ils n’ont pas le droit de s’installer dans les villes minières et le Ratio Educationis ne s’applique pas à leur population. L’empereur Joseph II souhaite créer un empire unifié et dans ce but, il cherche à éliminer les différences ethniques et raciales entre ses divers sujets. C’est pourquoi il oeuvre en faveur de l’intégration des Juifs au sein des citoyens de l’empire Habsbourg. Son Édit de Tolérance est publié en 1783. Il y autorise les Juifs à louer des champs et à s’adonner à l’agriculture, à s’installer dans toute ville et à pratiquer le commerce de leur choix. L’édit publie également des dispositions éducatives concernant les Juifs. Ils sont tenus de prendre part au programme éducatif national et d’établir des écoles conformes aux directives du Ratio Educationis. Ils doivent enseigner en allemand et utiliser les mêmes manuels que toutes les autres écoles. Afin de maintenir la tolérance religieuse, l’empereur ordonne l’élimination de tous les textes religieux chrétiens de ces manuels. Les nouvelles écoles juives laïques doivent engager des enseignants formés dans les écoles normales. L’enseignement des matières juives est soumis aux mêmes règlements que [le catéchisme] dans les écoles chrétiennes et demeure la part la plus importante du programme. Les objectifs de Joseph II concernant l’intégration de l’éducation juive dans le système scolaire de la monarchie coïncident avec la philosophie des Lumières juives de Moïse Mendelsohn. Ces deux ambitions finissent par mener à la formation d’écoles juives laïques qui, conformément aux édits de l’État, adoptent le programme national et s’alignent ainsi sur le système éducatif hongrois. La première école primaire s’ouvre en 1782 à Nagymarton, près de la frontière autrichienne, et la première École normale nationale juive en 1783 à Presbourg. Peu de temps après, une vingtaine d’écoles primaires sont établies en Hongrie. Cette période de prospérité et d’émancipation s’achève, trop rapidement, avec la mort de Joseph II en 1790; son successeur Franz I revient à des principes plus conservateurs. Les écoles juives ne sont plus supervisées par l’État mais par l’Église catholique. La plupart des institutions perdent petit à petit leurs élèves et sont contraintes de fermer leurs portes. Entre 1790 et 1811, l’éducation juive revient au héder traditionnel.

Première moitié du XIXe: polémiques et développements
A partir de 1810, l’éducation des enfants juifs devient l’objet d’une constante polémique entre les dirigeants des diverses tendances idéologiques juives. Les conservateurs s’opposent à toute forme d’assimilation et donc aux écoles juives laïques également. Les progressistes, dont les membres souhaitent s’intégrer à la nouvelle bourgeoisie hongroise, favorisent l’ouverture de nouvelles écoles et l’enseignement de matières modernes et laïques en plus des matières religieuses traditionnelles. Certains rabbins, cherchant à concilier les tendances, commencent à traduire la Bible et à écrire des manuels d’enseignement des récits bibliques. Le premier résultat de ces luttes se solde par l’établissement de l’École élémentaire juive pour garçons à Pest en 1814 et à Presbourg en 1820. Au cours des décennies suivantes, une série d’écoles juives concurrentes s’ouvrent dans les villes et villages à travers la Hongrie. Chacune possède son propre curriculum, composé du programme imposé par l’État et des demandes formulées par la communauté juive locale. Les matières enseignées sont à peu près pareilles partout: judaïsme, hébreu, lecture, écriture et grammaire hongroises et allemandes; mathématiques, histoire et géographie. En 1844, on recense 24’000 élèves inscrits dans 200 écoles juives nationales. Cette période coïncide également avec un processus de renforcement de la conscience nationale hongroise. Les Juifs luttant pour l’émancipation comprennent que l’enseignement du hongrois revêt une importance capitale pour leur propre insertion dans la société.

Deuxième moitié du XIXe siècle
Les Juifs prennent part à la révolution et à la guerre d’indépendance contre les Habsbourg en 1848-1849. Ces tentatives échouent et dans les années 1850, les communautés juives de Hongrie sont contraintes de payer d’énormes indemnités de guerre. Ultérieurement, ces sommes seront versées au Fonds éducatif juif, qui financera les écoles juives, la formation des enseignants et l’établissement d’un séminaire rabbinique (en 1877). Afin de participer à l’unification de l’empire, les communautés juives sont encouragées à ouvrir des écoles, ce qui résulte en 300 nouvelles écoles juives modernes, où l’on enseigne l’hébreu et la Torah ainsi que l’allemand et les autres matières laïques.
Les dirigeants hongrois et les Habsbourg parviennent à un accord en 1867, entérinant l’autonomie de la Hongrie dans l’empire. Le ministre de l’Éducation du premier gouvernement hongrois est Joseph Eotvos, philosophe et écrivain, concepteur d’un nouveau système scolaire, moderne et libéral. Principaux éléments de la loi qu’il introduit: l’éducation obligatoire, l’établissement d’écoles publiques aux côtés des écoles parrainées par les églises, rénovation du programme, prééminence donnée à la langue hongroise et aux matières laïques. Elle détermine les normes et les critères requis pour la construction des écoles, les conditions d’hygiène, la publication des manuels et l’équipement pédagogique. La loi réglemente également le curriculum des écoles religieuses, qui doivent se conformer au programme national en ce qui concerne les matières laïques et les ordonnances relatives aux conditions d’enseignement. Les églises gardent leur autonomie pour le choix des enseignants et le programme des études religieuses. Pour la communauté juive, il s’agit d’une période ambivalente. La loi de l’émancipation des Juifs est promulguée en 1867 et celle de l’émancipation de la religion juive en 1895. Dans le même temps, on assiste à la montée d’un antisémitisme de type nouveau, politique. D’autre part, la communauté juive ne parvient pas à s’unifier: en 1871, la scission entre les deux principaux mouvements est opérée, les Juifs se divisent en orthodoxes et «néologues». Tous ces facteurs contribuent néanmoins à l’épanouissement de l’éducation juive. Près de 500 écoles fonctionnent dans le pays, observant plus ou moins les ordonnances ministérielles. Des douzaines de nouveaux manuels pour les écoles juives sont publiés. Le niveau d’enseignement est en général plutôt élevé; fonctionnaires et notables visitant les écoles juives sont impressionnés par les résultats et rédigent des rapports admiratifs. L’établissement d’une éducation juive secondaire est suggéré pour la première fois en 1862. De nombreux érudits et professeurs juifs soutiennent cette initiative. Des rabbins éminents publient en 1891 un programme d’éducation religieuse destiné au pays entier. Il se compose de chapitres différents pour les écoles élémentaires juives et pour les enfants fréquentant les écoles non juives. Au tournant du siècle, plusieurs institutions pédagogiques spéciales desservent les enfants juifs handicapés. A l’école pour enfants sourds et aveugles, les enseignants-thérapeutes appliquent les méthodes les plus modernes et apprennent à leurs élèves à vivre de façon indépendante. On trouve des orphelinats, des ateliers pour apprentis et des maisons de vacances pour orphelins et enfants de familles pauvres.

L’entre-deux-guerres
La fin de la Première Guerre mondiale entraîne dans son sillage la chute de la monarchie, deux révolutions (démocratique en 1918 et communiste en 1919) et le démembrement de 50% du territoire hongrois à l’issue du traité de Trianon en 1920. Tous ces événements contribuent à une nouvelle poussée d’antisémitisme. Une série d’atrocités commises à l’égard de Juifs, suivies de plusieurs mesures antisémites (dont le «numerus clausus» en 1920 qui limite le nombre d’étudiants juifs dans les universités à 6%) rendent l’existence des Juifs de plus en plus précaire. Dans ce climat, il devient opportun d’établir des écoles secondaires. La période entre 1920 et 1944 est sans doute la plus étrange et la plus ambivalente dans l’histoire de l’éducation juive hongroise. A l’ombre de voix discriminatoires, de décrets, de lois et d’actes antisémites, la vie culturelle juive, les mouvements de jeunesse et surtout les écoles juives connaissent un développement sans précédent dans les grandes villes de Hongrie. Quinze écoles élémentaires fonctionnent à Budapest au cours de cette période, dix écoles secondaires (2 à Budapest et 8 dans la périphérie); à partir de 1938, il y a également des écoles de formation professionnelle.

Le Lycée juif de 1919 à nos jours
Le Lycée juif de la communauté juive de Pest ouvre ses portes en 1919. L’édifice abritant l’école (inauguré en 1923) répond aux critères les plus modernes et est équipé d’une bibliothèque, de laboratoires, d’ateliers d’art et de musique, d’une salle de gymnastique avec vestiaire et douches et d’un terrain de sport en plein air. Il y a aussi une synagogue où l’office du shabbat est célébré avec la participation des élèves. Au cours des années 1930 et pendant la guerre, le lycée fonctionne comme une espèce de refuge. Élèves et enseignants s’y sentent en sécurité; des professeurs ayant perdu leur poste en raison des «lois juives» viennent y enseigner. Chaque Juif a le sentiment que le savoir est sa seule possession, le niveau d’éducation est donc élevé et le nombre d’élèves augmente sans cesse. A l’issue de la Shoa, le nombre d’élèves subit une réduction considérable (1449 élèves inscrits au début de l’année scolaire 1944-45, contre 795 à la fin de cette année). Beaucoup de jeunes font leur alyah. Après 1948, les écoles religieuses de Hongrie sont laïcisées. Dix écoles seulement sont autorisées à demeurer affiliées à une mouvance religieuse: le Lycée juif figure parmi ces institutions. Mais quiconque fréquente désormais une école religieuse se retrouve en position défavorable lors de la demande d’admission à l’université; par conséquent, peu d’élèves choisissent de s’inscrire au Lycée juif. En 1952, l’objet de fierté du judaïsme de Hongrie, l’édifice de la rue Abonyi, est laïcisé. Le lycée est contraint de sous-louer des locaux dans l’immeuble du Séminaire rabbinique, peu appropriés pour le bon fonctionnement d’une école. En 1965, on lui décerne le nom de «Lycée Anna Frank». A cette époque, la vie sociale et culturelle des Juifs de Budapest s’articule principalement autour de lieux ou d’événements spéciaux, dont la fête de Hanouka et le bal de Pourim organisés par le Lycée Anna Frank. Les élèves contribuent à diffuser de la musique juive, en particulier par le biais de la chorale, ils s’efforcent également de faire connaître la danse et la littérature juives. Dans les années 1980, le nombre d’élèves commence à augmenter progressivement. Le changement de régime en 1990 marque les débuts d’une renaissance de l’éducation juive. (Trois autres écoles, la Lauder Javne School, l’école orthodoxe American Endowment School et celle du mouvement Loubavitch, Gan Menachem & Beis Menachem School, ainsi que des jardins d’enfants, des camps d’été, le centre communautaire et plusieurs organisations de jeunesse ont contribué depuis au développement de l’éducation juive formelle et informelle.) L’école Anna Frank compte plus de 120 élèves et se dote d’un nouvel édifice moderne, adapté au XXIe siècle et financé par les indemnités versées par l’État pour l’immeuble de la rue Abonyi. La nouvelle école, qui comporte les 12 classes, s’appelle désormais Sándor Scheiber, du nom du directeur du Séminaire rabbinique, spécialiste de renommée internationale en études juives et folkloriques. Elle compte aujourd’hui près de 400 élèves. Le 5 septembre 2004, le Lycée juif a célébré son 85e anniversaire dans l’immeuble de l’école Scheiber. Cet anniversaire marque sans nul doute son extraordinaire capacité de survie à travers les vicissitudes de l’histoire.

* Sara Sugar est directrice adjointe de l’école Scheiber de Budapest, a été
couronnée par l’Académie des sciences de Hongrie pour cette étude effectuée avec le concours de la Fondation Pincus, de la Fédération des communuatés juives de Hongrie et du Ministère hongrois de l’Éducation.