Autodiscipline – Respect – Espoir

Le rabbin Zvi Tal. Photo: Bethsabée Süssmann
Par Roland S. Süssmann
D’année en année, nous assistons aux mêmes cérémonies et solennités. Nous prononçons les mêmes prières et nous nous livrons au même genre de méditations. Comment s’est déroulée l’année écoulée ? Quelle a été notre conduite avec notre entourage proche, sur le plan de la pratique religieuse et envers Israël ? Qu’avons-nous réalisé ? Comment la nouvelle année se présente-t-elle à nous ? Qu’en attendons-nous ? Quels sont nos projets, nos espoirs ? Les résolutions que nous allons prendre seront-elles réalisables ? Toutes ces questions et ces inquiétudes se résument en fait à un seul élément essentiel: comment serons-nous jugés ? En effet, selon nos traditions, à Roch Hachanah, nous sommes jugés par D’ sur nos actes de l’année écoulée, ce qui est déterminant pour la nouvelle année qui s’ouvre devant nous.
Afin de nous parler de l’esprit dans lequel le judaïsme perçoit la justice divine par rapport à la justice des hommes, nous avons rencontré le rabbin ZVI TAL, ancien juge à la Haute Cour de Justice d’Israël et l’un des grands talmudistes de notre temps.

Pour ceux qui se sentent concernés, cette période du calendrier juif a ceci de particulier qu’il s’agit du temps des interrogations et de la remise en question. Cette année ne fait pas exception à cette règle et la question se pose de savoir dans quel esprit nous devons aborder les solennités du début de l’année 5765.

Roch Hachanah, qui porte également le nom de Yom Hadin, le jour du jugement, est décrit dans la Torah comme Yom Hazikaron, le jour du souvenir. Nous demandons à l’Éternel de se souvenir de nous. D’ailleurs, dans l’une des prières les plus graves de Roch Hachanah, le Netané Tokeph, nous disons notamment: «… D’ est accusateur, témoin, partie et juge. Il écrit (nos actions), il compte (nos vices et nos vertus), il balance (le bien et le mal) et signe (notre arrêt). Rien n’est oublié.» Cette idée du souvenir est présente comme un fil rouge à travers toutes nos prières. Les termes «souviens-Toi» reviennent régulièrement et l’on peut se poser la question de savoir si D’ a véritablement besoin que nous venions lui rappeler de se souvenir. Que souhaitons-nous obtenir de l’Éternel en lui demandant de penser à nous ? En fait, nous percevons D’ par rapport à nous-mêmes, à nos capacités, à nos sentiments et à nos limitations. Notre mémoire est relativement passive. En effet, lorsque nous nous souvenons d’un événement, surtout douloureux, les éléments objectifs nous reviennent assez facilement à l’esprit alors que nous devons faire un très grand effort pour ressentir les sentiments et les émotions que nous éprouvions alors. En priant l’Éternel de «se souvenir», nous lui demandons de se rappeler de la chaleur et de la profondeur de nos sentiments à l’époque où nous étions proches de Lui et non du moment actuel, où nous sommes éloignés de Lui. C’est aussi dans cet esprit d’amour que l’Éternel a conclu une alliance avec nous. Comme dans un couple, les contrats et les alliances se font au début de la relation, lorsque l’amour est fort et que chacun se sent très proche de l’autre. Les accords et les contrats n’ont pas leur raison d’être dans les périodes euphoriques, mais sont nécessaires pour régler les problèmes quand les sentiments se sont refroidis et que les partenaires s’éloignent l’un de l’autre. On espère alors que le souvenir de l’alliance et de l’atmosphère qui régnait au moment de sa conclusion fera renaître la chaleur et l’union des débuts et que l’amour fort sera retrouvé. En plus de demander à D’ de se souvenir de nous, nous retrouvons aussi souvent dans les prières de Roch Hachanah cette requête disant Zokher Haberit, souviens-toi de l’alliance. Les domaines dans lesquels nous nous sommes aujourd’hui éloignés de D’ sont multiples, cela va de la pratique religieuse à l’identification avec notre pays. Cette réalité est malheureusement due au fait qu’un grand nombre d’entre nous n’a pas bénéficié d’une éducation juive adéquate et par conséquent ne connaît ni nos lois, ni nos traditions, ni le service divin. Et malgré tout, nous demandons à D’ de se souvenir de nous, comme à l’époque où nous étions très unis, afin qu’il ne nous juge pas sur notre situation actuelle, mais dans un esprit d’amour et de proximité, comme lors de la conclusion de notre alliance avec Lui. Mais nous ne pouvons pas avoir une telle exigence de l’Éternel en nous présentant les mains vides. Chacun de nous doit faire un effort, je dirais même un grand effort. L’amour de l’Éternel passe par l’amour de son prochain. Or il est facile d’avoir de l’amitié pour des gens qui nous sont sympathiques, avec lesquels nous partageons des idées et des moments agréables. Mais l’effort qui nous est demandé est justement de faire preuve de gentillesse et d’amitié envers ceux avec qui nous n’avons aucune affinité, voire peu de considération, et dont en fait nous évitons la compagnie. C’est envers eux que nous devons nous tourner pour promouvoir et renforcer l’amour au sein du peuple juif et d’Israël. Il s’agit d’un travail dur et difficile que chacun d’entre nous doit accomplir par soi-même, et l’expérience a prouvé qu’il s’avère payant, comme il est dit dans les Proverbes (27-19): «Comme dans l’eau le visage répond au visage ainsi le cœur de l’homme répond au cœur de l’homme». Il est vrai que nous vivons une époque difficile tant sur le plan sécuritaire que politique. Mais je pense que si nous arrivions à une meilleure entente entre nous, cela découlerait inévitablement sur une plus grande unité et les pressions extérieures en seraient automatiquement réduites. Nos ennemis s’attaquent à nous de manière bien plus agressive lorsqu’ils réalisent que nous sommes divisés.

Vous parlez «d’entente, d’amitié, voire d’union» à l’intérieur de la société israélienne et du peuple juif. Or nous sommes très éloignés d’un début d’entente. Comment cette situation peut-elle changer ?

C’est l’un des grands défis de ce début d’année. En effet, les difficultés sont énormes, mais pas insurmontables. Il s’agit d’une question d’autodiscipline, pour ne pas dire d’éducation, qui demande un changement radical d’attitude. Aujourd’hui, le dialogue, lorsqu’il a lieu, se réduit souvent à deux monologues, chacun des interlocuteurs s’interrogeant pour savoir comment répondre et convaincre l’autre. Or nous devons apprendre à écouter et à comprendre notre interlocuteur même si, en définitive, nous ne sommes pas d’accord avec lui, c’est là la base de l’entente nationale et entre les individus. Le changement dont je vous parle doit être avant tout appliqué par les dirigeants aussi bien religieux que politiques, à qui il incombe de donner l’exemple. Mais il ne faut pas oublier que ce problème n’est pas nouveau car, même si les acteurs et la situation changent, l’être humain reste fondamentalement pareil ce qui ne signifie pas qu’il n’y a pas d’évolution positive. En effet, en chaque début d’année, l’Éternel ouvre une nouvelle période de grâce d’une année et tout dépend de ce que nous en faisons, bref de quelle manière nous utilisons les forces positives qui sont en nous. Certes, cette année encore, d’anciens problèmes subsistent, mais une nouvelle chance nous est offerte de progresser dans la bonne direction. Pour ce début d’année, l’essentiel réside justement dans l’amélioration de nos relations internes.

En votre qualité de juge, de nombreuses personnes se sont retrouvées devant vous afin d’entendre votre sentence. Vous saviez très bien que ces prévenus ne se présentaient pas à vous sans crainte. Or, lorsque nous nous rendons dès le début du mois d’Eloul devant l’Éternel afin de nous préparer à être jugés pendant ce que nous appelons les «jours redoutables» de Roch Hachanah et de Kipour, pratiquement personne n’a de sentiment de crainte. Souvent, on se rend à la synagogue par tradition, voire par superstition, pour mettre toutes les chances de son côté afin d’avoir une bonne année. Comment expliquez-vous cette différence ?

Vous touchez là à une question fondamentale que moi-même et un grand nombre de rabbins et de penseurs juifs nous posons depuis longtemps. A cet égard, je citerai l’un des maîtres du Talmud, Rabban Yokhanan Ben Zakaï, qui, interrogé sur son lit de mort par ses élèves sur l’essence de son héritage religieux, a répondu: «Je souhaite que vous craigniez D’ autant que l’homme». Étonnés, ses élèves lui ont demandé: «La crainte de l’Éternel ne doit-elle pas être plus importante ?» et le maître de répondre: «Si seulement». Le fait est que lorsqu’une personne commet un méfait, elle a bien plus peur d’être vue par quelqu’un que d’être observée par l’Éternel. En fait, il existe deux sortes de craintes: celle de la punition et celle de l’autorité, l’appréhension de la punition étant du plus bas niveau, l’individu n’étant préoccupé que par son bien-être. Entre ces deux extrêmes se situent des milliers de niveaux de craintes et souvent, nous n’hésitons pas à commettre le mal car nous ne pensons pas que le fait de transgresser tel ou tel commandement de la Torah n’est simplement pas bien. La crainte de l’Éternel ne vient pas à la naissance, elle s’acquiert. Ceci est clairement décrit dans les Proverbes (2 :3-5): «Puisses-tu invoquer le bon sens et adresser un appel pressant à la raison: la souhaiter comme de l’argent, la rechercher comme des trésors. Car alors tu auras le sens de la crainte de l’Éternel et tu atteindras la connaissance de D’». La crainte divine est une question d’autodiscipline et de travail sur soi.

Tout ce que nous venons d’évoquer touche les personnes conscientes de leur judaïsme et qui se sentent concernées par la gravité de la période des grandes fêtes. Mais d’après nos traditions, nos coreligionnaires qui ne sont pas pratiquants passent aussi en jugement ce jour-là. Comment cela est-il acceptable alors qu’ils n’ont pas la moindre idée de ce qui leur arrive ?

Il est évident qu’une personne qui ne connaît pas le judaïsme ne peut pas être rendue responsable de ses transgressions comme quelqu’un qui a la connaissance. D’après notre tradition, D’ est bien plus sévère avec ceux qui savent. Cela dit, je pense qu’il n’y a qu’un seul reproche que l’on puisse faire à un Juif n’ayant pas eu le privilège d’étudier le judaïsme, c’est de lui demander pour quelle raison il ne s’intéresse pas à ses racines et à ses traditions, alors qu’il est conscient de son judaïsme et de sa richesse. Il ne peut pas être rendu responsable des transgressions, mais qu’il ne s’intéresse pas aux valeurs de notre peuple est inacceptable. De plus, il existe un principe qui dit que «nul n’est sensé ignorer la Loi».

En votre qualité de juge, comment comparez-vous les deux systèmes juridiques: la procédure qui aboutit devant les tribunaux des hommes et celle qui, en début de chaque année, nous met en jugement devant l’Éternel ?

Le système divin est exceptionnel et constitue un fabuleux message d’espoir. En effet, le processus juridique commence par le mois d’Eloul, soit un mois de grâce au cours duquel il n’est pas seulement possible de se repentir sincèrement, mais quasiment d’annuler, voire de défaire nos transgressions. Aucun système juridique humain n’offre une telle «seconde chance» avant le procès. Dans les autres législations, le temps ne fonctionne que dans un sens et par conséquent, toute faute est automatiquement sanctionnée. C’est en cela que résident le caractère absolument unique et la dimension divine du concept de la Techouvah, le retour sur soi suivi du repentir sincère. Si nous sommes à même de mettre à profit cette nouvelle chance qui nous est offerte, nous pouvons nous présenter à D’ le jour du jugement dans un meilleur état d’esprit, en fait remplis d’espoir. Bien entendu, cela ne s’applique que pour les transgressions que nous faisons face à l’Éternel. Les fautes que nous commettons envers notre prochain ne peuvent être réparées que si nous compensons la personne lésée et obtenons son pardon. Ce n’est d’ailleurs qu’à cette condition que l’Éternel peut nous pardonner les fautes que nous commettons envers nos frères.
En conclusion, je dirai que le jugement auquel nous sommes présentés en début de chaque année et le système de la Techouvah qui le précède constituent un énorme message d’espoir. Mais celui-ci se trouve au fond du cœur de chacun de nous. Il ne tient qu’à nous que cette espérance se transforme en bonheur. Deux éléments de base peuvent nous aider à réaliser ce désir: l’autodiscipline et le respect de notre prochain !