La communauté juive de Berlin
Par Roland S. Süssmann
La vie juive en Allemagne traverse actuellement une phase de transition importante. L’arrivée massive de juifs en provenance de la C.E.I. a profondément transformé l’image de cette communauté qui, jusqu’à l’arrivée de ce nouveau flux d’immigrants, était avant tout composée de survivants de la Shoa et de leurs descendants directs. En effet, il n’était pour ainsi dire pas concevable pour un Juif qui n’avait pas d’excellentes raisons personnelles, de venir s’établir en Allemagne. Afin de comprendre comment une communauté qui compte plus de douze mille membres est administrée et de quelle manière les instances communautaires des Juifs d’Allemagne se sont organisées techniquement et structurellement, nous avons rencontré MICHAEL MAY, «Geschäftsführer» - secrétaire général de la communauté juive de Berlin, la «Jüdische Gemeinde zu Berlin».

Comment est organisé le système communautaire de la vie juive à Berlin ?

J’aimerais tout d’abord rappeler qu’une présence juive continue existe à Berlin depuis le XVIIe siècle. En 1933, sous le nazisme, celle-ci a bien évidemment changé de structure mais, curieusement, deux institutions communautaires, un cimetière et un home pour personnes âgées, fonctionnaient pendant toute la période du Troisième Reich. Après la guerre, alors que Berlin ne comptait plus qu’environ 1’500 Juifs, la communauté a immédiatement retrouvé sa forme initiale et rouvert ses portes, ce qui était particulièrement important puisque des milliers de «DP» (Displaced Persons) se trouvaient alors à Berlin.
Aujourd’hui, on estime généralement que 12'000 Juifs vivent à Berlin et sont membres de la communauté. Environ 65-70% de cette population sont composés d’immigrants venus de la C.E.I., la majorité étant arrivée au cours des douze dernières années. A présent, cette immigration est pour ainsi dire terminée, le Gouvernement allemand ayant pris de nouvelles mesures drastiques concernant l’immigration. Berlin a atteint son quota d’immigrants et seuls les cas liés à des situations familiales particulières peuvent désormais s’installer dans la capitale. Toutefois, les personnes ayant une activité professionnelle imposable et qui ne perçoivent aucune aide gouvernementale ont le libre choix de résidence et peuvent ainsi venir s’établir à Berlin. Ceci signifie que les grandes vagues d’immigrations vers notre communauté (au cours des années 90, nous avons enregistré jusqu’à 500 nouveaux membres par an) ont atteint leur plafond.
Sur un plan technique, tous les quatre ans, toute personne âgée de plus de 18 ans et membre de la communauté depuis plus de six mois, peut élire un représentant. En général, entre 50 et 75 candidats se présentent à l’élection de notre «parlement» qui compte 21 membres issus des différentes factions communautaires. Un mois après le scrutin de cette assemblée des représentants communautaires, celle-ci se réunit pour élire le comité directeur, qui nomme son président, en général en charge des affaires extérieures et de représentativité de la communauté (ce qui inclut la conduite du dialogue judéo-allemand tant au niveau gouvernemental que municipal). Les différents dicastères classiques de la vie communautaire sont divisés parmi les responsables des comités. Ce bref résumé de notre communauté ne serait pas complet si je ne mentionnais pas l’intense vie intellectuelle et culturelle qui se déroule chez nous. Cela va de notre bibliothèque communautaire qui compte environ 70'000 volumes, à un nombre impressionnant d’activités de toutes sortes (peinture, musique, théâtre, poésie, etc.), en passant par une série impressionnante de cours et de conférences sur des thèmes juifs. Bien entendu, l’afflux de Juifs venus de Russie a considérablement enrichi la scène culturelle juive de Berlin et de l’Allemagne.

Qui peut être accepté comme membre de votre communauté ?

Il est intéressant de constater que la majorité est formée de familles composées, souvent issues de mariages mixtes. Il n’y a que très peu de familles authentiquement et totalement juives en provenance de la C.E.I. Les personnes qui sont juives ont des documents ou d’autres preuves leur permettant de démontrer leur appartenance à notre religion. Nous avons établi un comité chargé d’étudier chaque cas et qui statue en fonction d’un certain nombre de règles que nous avons établies, celles de la Halakha (législation juive) constituant la base de cette réglementation. Il faut savoir que les chiffres officiels démontrent que 230'000 personnes se sont établies en Allemagne sous le régime du contingentement de l’immigration juive en provenance de la C.E.I. Nos communautés n’en ont accepté que 100'000, les autres n’ayant pas été reconnues comme étant juives selon nos critères. Il s’agit de personnes qui s’étaient inscrites dans les consulats d’Allemagne comme «membres de familles juives», ce qui est inacceptable pour nous. Dans la plupart des cas, ces personnes ne souhaitent d’ailleurs pas être membres de la communauté, bien qu’elles participent souvent à des fêtes familiales.
En réalité, il existe deux communautés à Berlin. L’une, qui porte le nom «Adass Jisroel», assez petite, ne compte que quelques centaines de membres. Il s’agit en fait d’une communauté orthodoxe qui a volontairement quitté le giron communautaire en 1860, estimant que la vie cultuelle devenait trop libérale et trop réformée. Cette communauté a été rétablie après la guerre en Allemagne de l’Est et fonctionne encore aujourd’hui.
Principalement, il n’existe qu’une seule communauté à Berlin qui réglemente l’ensemble de la vie juive ici. Toutes les synagogues, les écoles et les homes pour personnes âgées font partie intégrante de notre communauté. Nous employons un ensemble de quatre cents personnes, toutes membres de la communauté, et avons un budget annuel de vingt-cinq millions d’euros, dont une partie est financée par le sénat du Land de Berlin en vertu d’un accord signé avec notre communauté. Cet argent sert avant tout à couvrir les salaires, mais également à financer un jardin d’enfants pour 200 petits, une école primaire qui compte environ 400 élèves et un gymnase de 300 étudiants. De plus, nous avons trois homes pour personnes âgées avec environ 220 lits. Contrairement à ce qui se passe dans d’autres communautés, notre personnel est juif à 95%. En effet, un grand nombre d’immigrants juifs de la C.E.I. ayant une formation paramédicale ou d’infirmier, nous essayons dans la mesure du possible de les engager dans nos propres institutions. Cette réalité comporte un certain nombre d’avantages, notamment du fait qu’une bonne partie du personnel soignant parle russe et que la majorité de nos pensionnaires âgés est originaire de la C.E.I. De plus, être soigné par des coreligionnaires procure à nos aînés un sentiment de confort et de confiance. La communauté en tant que telle constitue une source de travail pour un certain nombre de ses membres.

Comment êtes-vous organisés sur le plan cultuel, en particulier par rapport aux mouvements libéral et réformé ?

En Allemagne, l’ensemble des communautés est structuré sous un régime intitulé «Einheitsgemeinden» (communautés unitaires). Ceci signifie que sous la direction faîtière d’une seule communauté, plusieurs tendances religieuses fonctionnent de façon indépendante: les orthodoxes, les libéraux, les réformés, etc. L’orthodoxie en Allemagne correspond en fait à ce que l’on appelle en Amérique l’orthodoxie moderne, qui est de stricte observance mais pas hassidique. Quant aux communautés libérales, elles suivent les traditions du judaïsme libéral allemand. A Berlin, nous comptons sept synagogues dont six sont effectivement établies, la dernière n’existant pour l’instant que sous forme de société. Il est intéressant de constater que même la synagogue libérale, où l’on joue de l’orgue pendant les offices, a maintenu une séparation entre hommes et femmes ainsi qu’un livre de prières traditionnel. Nous n’avons pas de synagogue réformée au sens américain du terme.

Qu’en est-il des questions de conversions ?

En Allemagne, il s’agit d’un problème très difficile. Si, par exemple, un Juif américain se présente chez nous avec le certificat de mariage (ketoubah) de ses parents établi par une communauté réformée aux USA, nous l’acceptons en tant que membre. Je pense toutefois qu’il ne voudra pas se joindre à la synagogue orthodoxe et qu’il se rendra dans l’une des communautés libérales. En fait, la question des tribunaux rabbiniques (Beth Din) est encore un peu politisée en Allemagne et doit trouver sa voie. En ce qui concerne les communautés libérales, elles demandent à trois rabbins de Grande-Bretagne de venir en Allemagne procéder aux conversions dites «progressives» qui, toutefois, ne sont pas reconnues en Israël.

Comment fonctionnent vos services sociaux ?

A vrai dire, notre communauté ne distribue pour ainsi dire aucune aide sociale financière. En effet, la majorité de nos membres originaires de la C.E.I. sont reconnus par l’État allemand comme réfugiés et bénéficient ainsi de toute l’aide sociale gouvernementale. Les aides et aides sociales, qui varient en fonction de la taille des familles, sont suffisamment importantes pour que ceux qui en bénéficient puissent vivre dignement jusqu’à la fin de leurs jours. A cela s’ajoutent les prestations des assurances maladies. La communauté a une petite caisse de bienfaisance qui lui permet de venir en aide dans des cas particulièrement difficiles. La tâche de notre service social réside donc avant tout dans le fait d’aider les nouveaux immigrants à s’y retrouver dans les méandres de l’administration allemande, afin de pouvoir toucher toutes les aides auxquelles ils ont droit, ce qui implique un certain nombre de démarches assez compliquées. De plus, nos assistants sociaux interviennent directement dans certaines familles lorsque la situation l’exige ce qui, dans l’ensemble, est malgré tout assez rare.
La communauté dispose d’immeubles, dont elle loue les appartements prioritairement à ses membres. Le loyer est fixé au prix du marché et, pour les personnes nécessiteuses, celui-ci est payé à la communauté par les services sociaux de la ville.
De nombreuses personnes ayant eu une formation professionnelle, souvent de haut niveau, lorsqu’elles vivaient dans la C.E.I., ne peuvent pas être intégrées professionnellement, soit en raison de la barrière de la langue, soit parce que la manière de travailler à l’occidentale n’est pas compatible avec leur formation de base. Dans le cadre de la communauté, nous avons une bourse du travail mais jusqu’à présent, nous n’avons pu placer qu’environ cinquante personnes par an. Il existe de nombreux programmes de recyclage gouvernementaux qui offrent une rémunération à ceux qui les fréquentent. Nous aidons nos coreligionnaires qui en ont besoin à trouver le bon moyen de pouvoir retravailler. Il s’agit malgré tout d’une démarche très compliquée et pas toujours couronnée de succès.

En raison du grand nombre de membres, vous devez certainement faire face à une gestion compliquée en ce qui concerne les cimetières. Comment êtes-vous organisés ?

A Berlin, il y a quatre cimetières juifs, dont deux fonctionnent. Le plus grand et le plus important d’Europe, celui de Weissensee, inauguré en 1860, se trouve à Berlin-Est et compte environ 120'000 tombes sur une superficie de 40 hectares. Il est intéressant de souligner que non seulement il n’a pas été détruit pendant la période nazie, mais qu’il est resté pendant tout ce temps sous administration juive et en état de fonctionner. Comble du sarcasme nazi: un certain nombre d’urnes contenant des cendres des fours crématoires des camps de la mort ont été transférées à Berlin pour y être enterrées ! Au début des années 50, un deuxième cimetière a été ouvert à Berlin-Ouest, celui de la Heerstrasse, nettement plus petit, où la majorité des enterrements se déroule aujourd’hui, soit environ 150 par an. Ce cimetière dispose d’un carré orthodoxe où sont enterrés tous les rabbins. De plus, nous avons deux cimetières historiques, l’un à la Grosse Hamburgerstrasse qui a été pratiquement totalement détruit par les nazis et où Moses Mendelssohn est enterré, et l’autre à la Schönhauser Alle, qui n’a pas été démoli par les nazis et où des personnalités juives du monde des arts, de la finance et de l’édition sont enterrées. Ce cimetière a cessé de fonctionner en 1860, lors de l’inauguration de Weissensee.

Le fameux «Wiedergutmachungsprozess» (la procédure de récupération) des biens juifs communautaires et privés est depuis longtemps terminée en Allemagne. Or la question se pose de savoir ce qui est advenu de ces biens après la chute du mur de Berlin ?

La communauté juive de Berlin-Est, qui comptait environ 300 membres, a été totalement intégrée dans celle de Berlin-Ouest. Dès la chute du mur, la Claims Conference s’est inscrite comme étant l’héritier légal de tous les biens immobiliers juifs d’Allemagne de l’Est et ce tant en ce qui concerne les biens privés que communautaires. L’idée de cette démarche était d’éviter que, si les véritables héritiers avaient disparu et ne réclamaient pas leurs biens, ces immeubles ne tombent aux mains du Gouvernement allemand. Avec le temps, un certain nombre d’héritiers se sont fait connaître et ont réussi à conclure des accords avec la Claims Conference. En ce qui concerne les biens immobiliers communautaires, la Jüdische Gemeinde zu Berlin a signé un accord particulier avec la Claims qui a reconnu qu’une quinzaine d’objets immobiliers très importants revenaient à la communauté juive de Berlin, parmi eux la fameuse synagogue de la Oranienburgerstrasse avec sa coupole dorée et l’immeuble administratif adjacent. Le but de cette restitution directe à la communauté étant que ces objets soient utilisés pour ses besoins propres. Parallèlement, un très grand nombre d’immeubles et de terrains dont certains, situés à l’extérieur de Berlin et ayant appartenu à la communauté ou à des Juifs avant la guerre, ne lui ont pas été restitués par la Claims Conference. Cette organisation a vendu une bonne partie de ces objets immobiliers et les fonds ainsi récoltés servent à financer des projets sociaux pour des Juifs nécessiteux un peu partout dans le monde, la priorité étant donnée à des Juifs d’origine allemande. En plus, toute une comptabilité compliquée octroie certains pourcentages qui reviennent au Zentralrat et aux communautés. De nombreuses questions restent en suspens, car il est souvent difficile de déterminer la valeur des immeubles détruits lorsqu’il ne reste que les terrains pour en faire l’évaluation. Il s’agit de cas juridiques très compliqués. La communauté juive de Berlin est considérée comme la continuité de la communauté d’avant-guerre. Tel n’est pas le cas pour des villes comme Dresde ou Leipzig où il n’y avait plus de communautés juives pendant des années et qui commencent à revivre seulement maintenant. Elles ne sont souvent pas considérées comme étant les héritiers directs et la Claims Conference se montre réticente à leur remettre les biens immobiliers d’origine communautaire. De l’énorme fortune juive communautaire et privée qui existait en Allemagne de l’Est, on estime que la Claims Conference a réussi à récupérer plus d’un milliard d’euros. Avec cet argent, elle a créé un certain nombre de fonds dont une bonne partie a été utilisée pour financer l’activité sociale du Joint Distribution Comittee, en particulier dans les pays de l’Est et ce depuis le début des années 80. L’ensemble des organisations juives qui font partie de la Claims Conference surveille tous ces mouvements de fonds, mais il s’agit d’une affaire très compliquée.

Pouvez-vous nous dire quelques mots sur la manière dont l’organisation faîtière des communautés juives d’Allemagne, le «Zentralrat der Juden in Deutschland» est structurée ?

L’Allemagne compte 17 «Länder» (états) qui constituent la République fédérale. Chaque état a une fédération des communautés juives. Aujourd’hui, il y a au total environ 90 communautés, dont les plus importantes sont Berlin avec environ 12'000 Juifs, Munich avec près de 8'000, puis viennent Francfort, Düsseldorf, Cologne et Hambourg. Toutes les autres communautés font partie des fédérations dont je vous ai parlé, à l’exception de Berlin, Hambourg et Brême qui sont à la fois ville et «Land» (état). Le Zentralrat est une organisation qui regroupe les fédérations communautaires des Länder et des trois villes en question et non chaque communauté individuellement. C’est de cette représentativité que chaque commission du Zentralrat est nommée, la plus haute instance étant la présidence, actuellement dirigée par M. Paul Spiegel qui, de ce fait, est la personnalité juive la plus importante du pays.
Pour terminer, je dirai que la vie communautaire tant en Allemagne en général qu’à Berlin en particulier est remarquablement bien organisée. Bien entendu, nous devons faire face à une remontée de l’antisémitisme tant sous forme d’anti-israélisme que sous son apparence classique et ce également au sein de la direction de certains partis politiques mais dans l’ensemble, nous pouvons mener une vie juive sans rencontrer de difficultés véritablement majeures.

(Reportage photos: Bethsabée Süssmann)