Le bonheur est en nous
Par Roland S. Süssmann
L’un des passages les plus forts de nos prières de Roch Hachanah dit notamment: «En ce jour tu fixes le sort des différents pays. Celui-là aura la guerre, celui-ci vivra en paix. Là il y aura famine, là il y aura abondance. Et chaque créature séparément sera jugée; celle-ci sera condamnée à mort et celle-là appelée à vivre». Pour la majorité d’entre nous, la notion assez abstraite d’une sentence rendue à Nouvel An qui conditionnerait les grandes lignes de la nouvelle année qui s’ouvre devant nous est difficilement compréhensible. Ceci est également vrai lorsque nous entendons la prière si puissante du «Sané Toquef», dont les paroles principales nous emplissent de stupeur car elles évoquent en détail tous les aspects des différents types de jugements, de morts (paisible, par le glaive, le feu, la faim, etc.) ou de bonheurs qui nous attendent. Afin de nous permettre de mieux comprendre cette idée du jugement de l’individu et des nations, nous avons été à la rencontre du Rabbin SHLOMO DAYCHOWSKY, président de la Cour suprême des Tribunaux rabbiniques d’Israël.

Pouvez-vous en quelques mots nous expliquer comment le concept d’un jugement divin qui conditionne nos vies peut être compréhensible à une époque où, afin d’être plausible et acceptable, toute idée doit être accompagnée d’une explication rationnelle?

Je ne souhaite à personne de devoir faire face à un tribunal. Toutefois, il peut arriver par exemple qu’un conducteur de voiture soit mêlé à un accident dont il n’est nullement ou que partiellement responsable. Avant de se rendre à la première séance de confrontation devant un juge, il ne dormira plus pendant des semaines, pensant et repensant à ce qu’il dira et de quelle manière il pourra sortir libre et innocenté de cette malheureuse affaire. Il consultera son avocat à de nombreuses reprises, mesurera chaque mot qu’il prononcera et s’inquiétera de la meilleure attitude à adopter afin d’impressionner favorablement le juge. Les situations où un individu peut se retrouver face à la justice sont multiples, elles vont crescendo, de la simple infraction aux contestations en matière d’affaires, de divorces etc., jusqu’au risque d’une peine à perpétuité et, dans certains pays, de la peine de mort. Quel que soit le niveau de la confrontation avec la justice, la personne concernée fait abstraction de tous ses problèmes quotidiens et canalise toute son énergie sur la seule question de la séance du tribunal qui l’attend. Ceci est l’attitude normale de chaque individu qui met tout en œuvre pour démontrer son innocence ou pour que le tribunal lui reconnaisse des circonstances atténuantes et en tienne compte lors de son verdict. En poussant cette réflexion un peu plus loin, nous constatons que chacun d’entre nous vit sa rencontre avec la justice dans un cadre d’intenses tensions et préoccupations. Ceci est bien entendu vrai pour les tribunaux terrestres. Mais le judaïsme nous enseigne qu’une fois par an, à Roch Hachanah et à Yom Kipour, chacun d’entre nous est présenté au tribunal céleste, comme nous le dit la prière: «Le jour de Roch Hachanah l’arrêt est prononcé, et le jour de Kipour, il est confirmé». Dans ce tribunal, il ne s’agit pas de savoir si nous paierons une amende plus ou moins importante ou si nous remporterons tel ou tel différend avec un partenaire commercial, une épouse ou un voisin, mais bien de notre avenir immédiat. La veille de Roch Hachanah et dans le mois qui précède, nous devrions pour le moins être préoccupés par le jugement qui nous attend et nous livrer à une réflexion profonde sur nos actes de l’année écoulée et sur la manière de nous améliorer. Or, et là je reviens à votre question, en réalité, la plupart d’entre nous ne se sentent pas concernés, ni dans le mois qui précède notre jugement, ni la veille, ni le jour même. Pendant les dix jours de repentance, nous vaquons normalement à nos occupations, nous continuons à nous chamailler et à mener nos combats quotidiens, comme si de rien n’était. Dans l’ensemble, nous sommes assez détendus et parfois, quelques-uns d’entre nous ont un petit moment de réflexion ou de crainte lors de la prière solennelle de Kol Nidreï ou de Neïla (fin de Kipour). Mais dans l’ensemble, nous ne ressentons même pas l’inquiétude qui ronge celui qui va se retrouver devant un tribunal de police pour une petite infraction du règlement routier. Seule une infime minorité d’entre nous est à même de ressentir le fait que le jour du jugement constitue en fait une journée terrifiante.

Pourquoi en est-il ainsi?

Tout d’abord, il est humain de ne croire que ce que l’on voit. Or si nous pouvons facilement comprendre que Roch Hachanah et Yom Kipour constituent une excellente occasion de nous livrer à une introspection et à un examen de conscience, il est très difficilement concevable que nous soyons jugés par un tribunal abstrait. Il nous est très dur de changer nos habitudes, car elles constituent la base de notre vie quotidienne et le seul fait d’envisager de les modifier représente le début d’un processus long, lent et difficile auquel nous devons d’abord nous habituer mentalement. Finalement, et je crois que c’est là le point essentiel, nous ne voyons pas immédiatement les résultats du jugement qui nous est réservé. Dans un tribunal terrestre, chaque sentence est instantanément appliquée alors qu’en ce qui concerne les jugements divins, nous côtoyons des gens qui vivent en contradiction totale avec les lois divines, par exemple certains dictateurs qui continuent leurs méfaits année après année sans pour autant être le moins du monde inquiétés. Dans l’hypothèse où, immédiatement après Yom Kipour, nous assistions à un châtiment fulgurant d’une partie de l’humanité, nous aurions une toute autre approche de la question. Nous mettrions tout en œuvre pour ne pas nous retrouver dans le groupe des punis. Or tel n’est pas le cas. Au ciel, on ne calcule pas avec les mêmes aunes que sur terre et souvent, nous ne sommes pas à même de comprendre le pourquoi et le comment de réalités qui peuvent nous sembler injustes. Les années sont jalonnées d’événements plus ou moins heureux et il est impératif que nous nous souvenions que tout ce qui nous arrive est en fait l’application directe de la sanction prononcée à notre égard à Roch Hachanah et à Yom Kipour. C’est en réalisant que c’est au cours de ces jours-là que l’Éternel examine nos consciences, évalue nos actions et émet son verdict, que chacun d’entre nous devrait tressaillir et frémir sous le souffle de ces heures redoutables. En effet, quelle mère ne prierait pas alors pour ses enfants? Quel enfant pour ses parents? Qui pourrait rester insensible devant les mystères de la vie et du bonheur? Qui ne tenterait pas de sonder l’avenir? Qui ne penserait pas aux dangers et aux menaces?

La question se pose de savoir de quelle manière nos actes et nos prières peuvent influencer ces jugements.

Chacun d’entre nous se trouve à un niveau différent et devrait faire un effort pendant cette période redoutable afin de s’élever un peu. Il faut tout faire pour que les cœurs se rapprochent, que les haines s’apaisent, que les calculs égoïstes soient mis de côté et que, pendant quelques jours, nous soyons un peu plus indulgents, plus généreux et plus compatissants. Pratiquement, cela se traduit par le fait de parler plus gentiment à son prochain, de se montrer disposé à l’aider ou plus simplement d’être à son écoute. Il est également nécessaire de ne pas vouloir avoir raison à tout prix, même si tel est le cas, et de savoir laisser passer quelques petites choses dans le but de vivre en meilleure harmonie avec son entourage direct. Afin d’illustrer mes propos, je vous donnerai l’exemple tiré de la vie de couple où il n’est pas rare de voir que chacun veut avoir raison et que finalement, l’un des deux époux fait passer son point de vue par la force ou la colère. Même si en définitive il a raison, la rancœur ainsi générée lui coûtera, à long terme, très cher. Chacun d’entre nous devrait donc être disposé à faire un effort afin d’améliorer les relations entre lui-même et son prochain et cela commence à la maison, avec son épouse, ses parents et ses enfants! Il en va de même en ce qui concerne nos relations avec l’Éternel. Chacun peut faire un petit effort afin d’être un peu plus pratiquant. Par exemple, quelqu’un qui respecte le Shabbat mais pas de manière scrupuleuse, devrait être plus rigoureux; quelqu’un qui ne tient pas du tout le Shabbat pourrait penser à commencer à le respecter, quelqu’un qui ne met pas ses Tefillin (phylactères) tous les jours pourrait envisager de les mettre, sans pour autant faire toute la prière mais en récitant, par exemple, le «Shema Israël», exercice qui, après tout, ne prend que cinq minutes par jour, etc.
Je pense qu’il est impossible de demander à un individu de changer ses habitudes et son mode de vie du jour au lendemain. Toutefois, on attend de nous que nous fassions un minimum d’efforts. Nos Sages nous enseignent cette fameuse phrase disant: «Mes fils, présentez-moi une ouverture vers la repentance de la taille d’un chas d’aiguille et j’en ferai un passage pour chariots et voitures» (Midrash Rabah sur le Cantique des Cantiques V-3). Il est vrai que nous devrions tenter de nous améliorer tout au cours de l’année, mais la période des fêtes de Roch Hachanah et de Yom Kipour est particulièrement propice à la réflexion et à l’amélioration. De plus, il en est du tribunal céleste comme du tribunal terrestre: lorsque le désir de repentir est sincère, qu’il y a un début de changement de conduite, le jugement est en général moins sévère. C’est pourquoi il est important de souligner que la repentance est avant tout une décision individuelle et que son succès dépend de la volonté de chacun. Afin d’illustrer mon propos, je vous citerai l’exemple de celui qui décide de faire un régime. Dans la mesure où il le suit de façon lente et progressive, il a des chances de réussir. Si par contre il se ment à luimême et va manger du chocolat en cachette, toute son action est annulée et ridiculisée.

Nous vivons dans des temps très difficiles, tant sur le plan national que sur celui de l’assimilation et des mariages mixtes. Devant toutes ces difficultés, où pouvons-nous puiser nos espoirs?

L’espoir est en nous et je rappellerai que notre hymne national s’appelle la «Hatikvah», l’espoir. Le peuple juif se relève toujours, ainsi que nous l’enseignent les Proverbes (XXIV-16): «Car le juste tombe sept fois et se relève, mais les méchants sont culbutés par le malheur». Ceci signifie que l’espoir sans l’action n’a aucune chance de réussite. Si celui qui tombe ne fait pas l’effort de se relever..., il restera à terre. Le peuple juif a toujours su se redresser et en ces temps ardus que nous vivons, nous savons encore faire face aux difficultés et aux douleurs, et ce avec dignité et détermination. Nous ne pouvons pas refaire ou changer le monde d’un coup de baguette magique mais, à notre niveau et par nos bonnes actions quotidiennes, nous pouvons contribuer à son amélioration et à l’évolution du bien-être national par notre action individuelle. Ceci commence, comme je vous l’ai dit, pendant la période de Roch Hachanah où chacun peut prendre sur soi, sans bouleverser son existence, pour être un peu meilleur et ce tant dans ses relations avec son prochain que dans la vie religieuse. De plus, je suis persuadé que si nous acceptons de continuer et de maintenir les efforts que nous faisons pendant la période des grandes fêtes, ceux-ci deviendront automatiques et nous n’aurons pas envie de retourner à nos habitudes antérieures. Je terminerai en illustrant encore une fois mon idée avec l’exemple du régime. Tout le monde sait que le chocolat que nous n’avons pas mangé hier ne nous manque pas aujourd’hui. Par contre, le fait de ne pas manger de chocolat aujourd’hui nous encourage à continuer le régime demain. Il en est de même pour la repentance, l’amélioration de la vie religieuse, de nos relations avec notre entourage direct et avec nos voisins et ce n’est qu’ainsi, petit à petit, que nous arriverons à une vie meilleure. Nos bonnes résolutions doivent pouvoir s’appliquer au quotidien et ne peuvent pas réussir si elles constituent un programme trop ambitieux. Les racines de la paix et du bien-être, tant au niveau individuel que national, sont dans le cœur de chacun d’entre nous. Finalement, je rappellerai que la pénitence, la prière et la charité annulent les arrêts de condamnation et nous font rentrer en grâce auprès de l’Éternel. C’est dans cet esprit, où chacun, à son échelon, s’engage à agir positivement, que nous devons aborder la nouvelle année.

(Reportage photos: Bethsabée Süssmann)