Jérusalem et beograd
Par Roland S. Süssmann
Dans notre périple à travers les communautés juives dans le monde, nous avons fait halte à Belgrade, la capitale de la Yougoslavie, pays constitué aujourd'hui de la Serbie et du Monténégro. L'histoire récente des Balkans en général et de l'ex-Yougoslavie en particulier ainsi que les changements qu'a connus cette région de l'Europe ont entraîné des bouleversements fondamentaux sur le plan géopolitique. Dans cet esprit, il nous a semblé intéressant de connaître l'état des relations entre ce pays et Israël. A Belgrade, nous avons été reçus très chaleureusement par l'ambassadeur d'Israël, S. E. M. YORAM SHANI, témoin privilégié de l'évolution pour ne pas dire de la révolution qui s'est produite au cours de ces dernières années en Yougoslavie.

Vous êtes en poste à Belgrade depuis le mois de janvier 2000. Pendant cette période, la Yougoslavie a vécu une ère historique intense et des changements significatifs ont eu lieu. En quelques mots, pouvez-vous nous dire de quelle manière vous percevez les Serbes et comment vous avez vécu, en témoin privilégié, ces moments d'Histoire ?

Afin d'illustrer mes propos, je vais vous décrire rapidement l'expérience unique que j'ai vécue le 5 octobre 2000, lorsqu'un million de personnes venues de toute la Serbie ont manifesté dans les rues de Belgrade pour un changement de régime. Cette manifestation révolutionnaire n'était pas sans risques, car les participants ne savaient pas si la police spéciale de Milosevic n'allait pas très rapidement tirer sur eux à balles réelles. Dans l'ensemble, la manifestation n'était pas violente bien qu'une partie du Parlement ait été mise à feu. Pour moi, cette révolution est significative et l'aboutissement d'un ensemble d'éléments positifs que j'ai pu constater au sujet des Serbes pendant mon séjour ici. Contrairement à l'image profondément négative de cette population promue à travers les médias internationaux, j'ai rencontré des gens sympathiques, cultivés, ouverts et intelligents. A ce propos, je dirai qu'il y a une certaine similarité entre Israël et la Serbie, tous deux sont systématiquement diabolisés et l'on peut vraiment se poser la question de savoir à quels intérêts profite cette forme de désinformation manipulée quotidiennement par la presse électronique.
Je suis arrivé ici alors que le régime semi-dictatorial de Milosevic était encore au pouvoir et que les sanctions économiques européennes étaient en vigueur. J'ai trouvé une population chaleureuse et bien disposée à l'égard des étrangers. De plus, malgré la guerre au Kosovo où les Serbes combattaient les musulmans albanais, l'importante minorité musulmane qui vit à Belgrade n'a jamais été inquiétée. Ceci démontre que la population faisait une distinction très nette entre "sa" population musulmane et celle ennemie du Kosovo et de Bosnie-Herzégovine.

Pouvez-vous nous dire quelques mots au sujet de cette guerre et de la situation actuelle au Kosovo ?

Il ne fait aucun doute que le Kosovo constitue historiquement un territoire serbe. Le grand nombre de vestiges historiques, en particulier les couvents datant des XIIIe et XIVe siècles, en constituent la preuve. D'ailleurs, aujourd'hui, les musulmans du Kosovo procèdent à la destruction progressive de ces vestiges et au mois de novembre 2002, ils ont encore rasé deux couvents. Il faut savoir qu'actuellement, le Kosovo n'est rien d'autre qu'un protectorat de l'ONU (l'organisme en charge porte le nom de UNMIC) qui, avec l'OTAN, a déployé une force de 33'000 soldats de la KFOR qui laissent faire ces démolitions sans intervenir.
Mais au-delà de ces problèmes ponctuels, il faut bien comprendre l'importance, sur le plan international, du problème du Kosovo et la manière dont il a été résolu. Comme je vous l'ai dit, il s'agit en fait d'un territoire serbe et ce non seulement sur le plan historique, mais aussi en fonction du droit international et des résolutions de l'ONU. Il est aussi vrai que le Kosovo, qui compte une population majoritairement musulmane, a toujours bénéficié d'une certaine forme d'autonomie et que tel était déjà le cas sous Tito qui avait ses propres de raisons de vouloir maintenir une présence musulmane albanaise dans sa Fédération yougoslave. Parallèlement, le Kosovo a de tout temps été un centre de terrorisme mû par un désir d'indépendance nationale. Des actes de terrorisme s'y déroulent depuis des dizaines d'années sans que personne n'en parle dans les médias. Sous la protection de l'ONU, le Kosovo dispose aujourd'hui d'un certain nombre d'institutions légales qui, en fait, constituent un premier pas vers la création d'un état indépendant. Or cette nouvelle réalité implique un grave problème. En effet, le fait qu'une région et qu'une minorité obtiennent la semi-indépendance, voire l'indépendance, par le terrorisme et la violence constitue un précédent de très mauvais augure. C'est la preuve tangible qu'en fait, le terrorisme représente une option qui s'avère payante ! Je rappellerai ici qu'en 1999, M. Ariel Sharon, alors ministre des Affaires étrangères d'Israël, avait été le seul à s'être publiquement élevé contre les bombardements de Belgrade. En effet, ceux-ci constituaient alors un moyen de pression des pays occidentaux exercé sur le gouvernement serbe afin que celui-ci accepte cette semi-indépendance du Kosovo. Ce précédent, qui en fait couronnait de succès une vaste opération terroriste, et ce avec l'aide des nations démocratiques, est porteur de nombreux dangers pour l'avenir et encourage très fortement non seulement le terrorisme mais aussi les aspirations d'indépendance nationale des minorités. Ariel Sharon avait très bien compris les dangers et les risques qu'impliquait une telle démarche, il était conscient du fait que ce qui s'est passé hier en Serbie et au Kosovo pouvait se répéter demain au sein de la population arabe de Galilée, au pays Basque ou en Corse. Si, au début, les motivations de la population du Kosovo étaient avant tout d'aspiration nationale, nous assistons aujourd'hui de la part de ses ressortissants musulmans albanais à une évolution toute différente, qui est de nature religieuse. Ceci est dû au fait que les pays musulmans, en particulier l'Arabie Saoudite et l'Iran, dispensent une aide très généreuse au Kosovo. L'Arabie Saoudite multiplie la construction de mosquées et la diffusion par milliers de livres de prières. L'Iran et d'autres pays musulmans offrent des bourses aux jeunes pour des études théologiques et les nouveaux inscrits sont de plus en plus nombreux. De plus, le Kosovo envoie régulièrement des étudiants en Iran, au Pakistan et même en Syrie qui tous reviennent très motivés et acquis aux idées de l'Islam et surtout à celles de la révolution iranienne. Il ne s'agit pas encore d'un élément dominant dans le pays, mais certainement d'une réalité qui gagne quotidiennement en importance. Cela dit, je dois rappeler ici qu'il existait une petite communauté juive au Kosovo qui, grâce à l'aide du Joint Distribution Committee, a été entièrement sauvée et transférée à Belgrade.

Pensez-vous que le Kosovo constitue aujourd'hui un foyer du terrorisme islamique installé en plein cœur de l'Europe ?

Je ne peux pas l'affirmer avec certitude. Ce qui est sûr, c'est que la mafia albanaise devient de plus en plus forte et efficace et qu'elle est avant tout motivée par l'appât de l'argent. Il ne faut pas oublier qu'il s'agit d'une société de type tribal, ce qui favorise l'activité criminelle des familles mafieuses. Le fait que de jeunes étudiants du Kosovo soient formés en Iran, aujourd'hui le pays le plus grand promoteur du terrorisme, n'exclut pas la possibilité que le Kosovo constitue aujourd'hui une base pour le terrorisme en Europe. Le terrorisme islamique n'est certainement pas une réalité juive ou chrétienne, il s'agit bien d'une démarche musulmane qui n'est prêchée ni dans les églises ni dans les synagogues, mais uniquement dans les mosquées. Par conséquent, partout où il y a des musulmans, la mouvance terroriste a des chances de se développer car elle s'adresse à un public qui, dans l'ensemble, est réceptif.

Quel est l'état actuel des relations entre la Yougoslavie et Israël et surtout comment celles-ci ont-elles évolué depuis la chute de Milosevic ?

Tout d'abord, je dois vous dire que je n'ai jamais présenté mes lettres de créances à Milosevic. A cette époque, Israël avait décidé de participer à l'action internationale de son isolement politique, décrétée par les États-Unis et l'Union européenne en raison de ses agissements après les bombardements de l'OTAN. Je suis donc arrivé à Belgrade avec le titre un peu hybride et en fait contradictoire selon les règles absolues de la diplomatie de "Ambassadeur-chargé d'Affaires". Ambassadeur, car tel était mon rang dans notre administration, mais envoyé en tant que Chargé d'affaires, poste qui ne nécessite pas que les lettres de créances soient présentées. Concrètement, cet état de choses avait pour conséquence que je n'avais pour ainsi dire pas de relations avec les ministres de Milosevic et que je développais mon activité en direction de l'opposition. Mon prédécesseur avait été accrédité et travaillait avec ses différents ministres. Pour ma part, je me suis retrouvé dans une situation où, avec les ministres de Milosevic, nous nous ignorions mutuellement d'un commun accord. Comme je vous l'ai dit, j'ai donc fait un effort particulier pour établir des relations solides avec les hommes qui étaient alors dans l'opposition. Il y avait 22 partis et, après le 5 octobre 2000, tous mes interlocuteurs sont devenus respectivement Premier ministre, ministre des Affaires étrangères, etc. Après ce que l'on appelle ici la "Révolution du 5 octobre", tout a changé. J'étais parmi les cinq premiers ambassadeurs à présenter mes lettres de créances au président Koustounysza et, à cette occasion, je l'ai officiellement invité à se rendre en Israël. A ce jour, cette visite ne s'est pas encore concrétisée, mais le ministre des Affaires étrangères, M. Smilanovitch, est venu en visite officielle en Israël. Depuis la création de l'État d'Israël, il s'agissait de la première visite d'un ministre des Affaires étrangères Yougoslave, ce qui a donné à son voyage une signification particulière. Il faut se souvenir que depuis que Tito avait coupé les relations diplomatiques avec Israël en 1967, la Yougoslavie suivait la politique des pays dits non-alignés (l'Égypte, l'Inde et la Yougoslavie), soit une politique tout à fait pro-arabe. Pour sa part, Milosevic n'avait pas abandonné cette ligne et, pendant les dernières années de son régime, son plus important partenaire commercial était l'Irak qui, à ce jour, a toujours une dette ouverte de 1,2 milliards de dollars envers la Yougoslavie. Je dois dire que malgré la ligne officielle des différents régimes en place, dans sa grande majorité, la population serbe a toujours été pro-israélienne et pro-juive. La question qui se posait donc était de savoir si, après tous ces changements politiques, la nature profonde des relations avec Israël allait être modifiée ou maintenue. Or il y avait visiblement un désir d'établir et de développer des bonnes relations avec nous et de mettre un terme à l'ancienne politique pro-arabe. Ceci était dans l'intérêt de la nouvelle Yougoslavie afin qu'elle soit acceptée en tant que membre à part entière dans la famille des nations démocratiques. La bonne volonté ne suffisant pas, il fallait concrétiser toutes ces intentions par des faits. Progressivement, le nouveau régime a aussi fait comprendre au monde arabe qu'il avait une nouvelle politique plus équilibrée que celle qui avait existé depuis 1967. La visite du Ministre des Affaires étrangères était donc une manifestation directe de cette volonté de changement. Depuis ce voyage "historique", de nombreux ministres yougoslaves se sont rendus en Israël et lentement, progressivement, les relations entre nos deux pays se sont renforcées et au Parlement, il y a même une association amicale Yougoslavie-Israël. Cette organisation a d'ailleurs reçu au mois d'octobre 2002 une délégation parlementaire israélienne dirigée par M. Tommy Lapid qui, né à Novi Sad, donc d'origine serbe, parle couramment la langue et qui, bien entendu, a fait très forte impression dans les médias et auprès de ses interlocuteurs. Pour en terminer avec ce sujet, je peux dire que nous assistons à un changement drastique de la nature de nos relations et ceci s'est d'ailleurs fait clairement ressentir lors de la conférence de Durban où la Yougoslavie a pris une position tout à fait pro-israélienne.

Qu'en est-il des échanges économiques ?

Nous n'en sommes qu'au début et pour l'année 2001, l'ensemble des échanges s'élevait à vingt millions de dollars, ce qui est presque insignifiant. Mais je pense qu'avec le développement des relations politiques, le secteur commercial connaîtra un certain essor. Nous devons aussi prendre en compte qu'en plus des échanges de marchandises, un certain nombre de projets communs sont envisagés, notamment dans l'agriculture, ainsi que des investissements israéliens dans l'industrie et l'immobilier. Les choses sont lentes, mais nous devons aussi tenir compte du fait qu'après dix ans de sanctions, la situation économique de la Yougoslavie n'est pas excellente et que les affaires qui se font avec le secteur privé doivent être garanties d'une manière ou d'une autre.

Qu'en est-il des échanges dans le domaine académique et scientifique ?

Il est intéressant de constater que contrairement à de nombreux autres pays, la majorité des politiciens sont issus des milieux académiques. Ceci est probablement dû au fait que l'opposition à Milosevic a été créée au sein même des universités. Pour l'instant, il n'y a pas énormément de contacts entre les académies mais, comme dans le domaine économique, le potentiel est bien présent et ne demande qu'à être développé. Sur le plan culturel, il y a régulièrement des activités, surtout dans le cinéma, ce qui constitue aussi une évolution positive car ce genre de manifestation n'existait pas avant l'arrivée au pouvoir du gouvernement actuel.

Un ambassadeur d'Israël en poste dans un pays n'est jamais seulement accrédité auprès des autorités locales, il constitue aussi le lien de la communauté juive avec le pays. Quelle est votre analyse de la communauté juive de Serbie ?

Il s'agit d'une petite communauté dirigée par des hommes de bonne volonté et qui n'a pas d'influence politique. Le rabbin fait un travail très important, il s'occupe de tous les aspects de la vie juive aussi bien ici qu'en Macédoine. Nous entretenons de bonnes relations avec la direction et les membres de la communauté et il y a aussi deux politiciens juifs. Sur le plan de l'Alyiah, il n'est évidemment pas question de considérer la Yougoslavie comme une grande source de futurs immigrants.
En conclusion, je dirai que nous sommes au début d'une nouvelle ère dans nos relations avec l'ex-Yougoslavie, qu'aussi bien les Serbes que les Monténégrins font preuve de beaucoup de bonne volonté et que de notre côté, nous faisons de même. Il ne faut pas oublier que l'expérience vécue dans cette région de l'Europe au cours des dernières années doit servir de leçon à l'ensemble du monde démocratique.