La survie en chantant
Par Roland S. Süssmann
Au cours de chacun de nos reportages, nous avons toujours le privilège de nous trouver en contact avec une personnalité, pour ne pas dire un «caractère» particulier, qui, par ses expressions, sa manière d’être, son histoire et ses activités au sein de la communauté, incarne l’essence des rencontres et des impressions que nous avons pu recueillir au cours de notre séjour.
A Zagreb, nous avons fait la connaissance de MICHAEL MONTILJO, un septuagénaire bon pied-bon œil, qui porte plusieurs casquettes: celle de président de la société Croatie-Israël, de président de la chorale juive mixte «Lira», et de vice-président de la section croate de la «World Conference of Religion and Peace». Si cette dernière activité est motivée par une grande dose de bons sentiments, elle constitue à ce jour un organe dont l’efficacité reste encore à démontrer. Il en va tout autrement des deux autres organisations auxquelles M. Montiljo se dévoue. Mais avant de parler de ses activités judaïques, faisons la connaissance de notre interlocuteur, qui ne laisse personne indifférent.

Pouvez-vous en quelques mots retracer ici les étapes qui ont marqué votre vie de la manière la plus importante ?

Contrairement au reste de ma famille, j’ai eu le grand privilège de survivre à la Shoa. Je suis né à Sarajevo où, à l’époque, il existait quatre synagogues, dont trois sépharades. Ma famille était aussi pauvre que religieuse et nous vivions à 50 mètres de l’une des synagogues séfarades. Aujourd’hui, il ne reste plus que 600 Juifs à Sarajevo, dont une bonne partie vit malheureusement dans une union maritale mixte. En 1941, lors de la prise de pouvoir des Oustachis, toute ma famille a été arrêtée, mon père, ma mère, mes deux frères, mes deux sœurs et moi-même. Nous avons été regroupés dans un camp provisoire d’où je me suis échappé. J’avais alors 13 ans et, ne sachant pas où aller, je suis simplement retourné à notre appartement. Sur la porte en verre il y avait des scellés disant que quiconque franchirait cette porte serait passible de la peine de mort. Je suis malgré tout entré, j’ai pris un peu de nourriture et j’ai été frapper à la porte de nos voisins, où vivait une famille juive dont, pour une raison inconnue, la mère n’avait pas été déportée. Cette dame, aujourd’hui âgée de 84 ans et qui vit dans la maison de retraite juive de Zagreb, m’a sauvé. Elle m’a conseillé de me rendre en zone militaire italienne dans la ville de Mostar, où elle m’a trouvé un emploi dans le bâtiment. Il faut dire que les Italiens avaient la réputation de ne pas tuer les Juifs. Après trois mois de travail très dur, le propriétaire de l’entreprise m’a averti que la situation des Juifs allait rapidement très sérieusement s’aggraver et que j’avais avantage à me rendre directement chez les autorités italiennes pour trouver un moyen de me mettre en sécurité. J’ai suivi ses conseils et me suis retrouvé confiné dans un camp sur une île de l’Adriatique. Nous n’étions pas vraiment libres, mais nous étions sains et saufs. Il faut bien comprendre que ces camps n’avaient rien de commun avec ceux établis par les Oustachis et les Allemands, ils avaient avant tout pour but d’isoler les Juifs du reste de la population et non de les liquider. Ces camps portaient d’ailleurs le nom de «Confinazione libera». Après quelque temps, nous avons été transportés en bateau vers un véritable camp de concentration sur l’île de Rab, plus sévère et qui portait le nom de «Campo di concentramento per internati civili di guerra». Nous étions confinés dans des baraques entourées de barbelés et de miradors armés, mais nous avons survécu. Après une année d’internement, l’Italie a capitulé (fin 1943) et ce à la grande joie de nos gardiens qui étaient des appelés et non des fascistes. Nous avons alors organisé dans le camp même un bataillon de partisans prêts à rejoindre les forces de Josip Broz, dit Tito. Face à notre île, sur le continent, une zone avait déjà été libérée par Tito. Nous avons pu la rejoindre en nous embarquant sur de petites barques et grâce à cette initiative, nous avons survécu. Environ 400 personnes, qui étaient persuadées que la marine britannique ou américaine viendrait les chercher, ne se sont pas jointes à nous. Ce sont les Allemands qui sont venus, et toutes ont été déportées à Auschwitz… Pour ma part, j’ai été débarqué dans la petite ville portuaire de Senj d’où je suis parti à pied vers la Slovénie (une marche de 400 km) avant d’être totalement intégré dans un bataillon de partisans et de toucher mon fusil numéroté. Je n'avais pas tout à fait 16 ans, et j’avais survécu. C’était au début de 1944 et, dans l’État indépendant de Croatie, il y avait alors environ 4000 partisans juifs. A la fin de la guerre, je suis rentré à Sarajevo et me suis immédiatement rendu à l’appartement où j’avais vécu avec les miens. Il était occupé par une famille de musulmans tchetnics venus de Serbie forte de dix personnes. Je suis donc parti afin d’organiser ma vie et préparer mon avenir, car je venais de perdre pratiquement quatre années de scolarité. Je me suis alors installé à Osijek, où un collège, créé par les partisans, nous permettait de compléter deux ans en un.

Qu’est-il arrivé à votre famille ?

Tous ont été assassinés: mon père et mes deux frères à Jasenovac, ma mère et mes sœurs à Dakovo. Dès le début des déportations, les familles ont été séparées et dirigées vers des camps se situant dans des directions opposées. Les Oustachis se targuaient d’être très «humains» car, comme le camp n’était situé qu’à 300 mètres du cimetière, ils y enterraient leurs victimes avec un minimum de décence. Même aujourd’hui, je peux encore mesurer l’absurdité de l’horreur vécue par mes proches. Le directeur des Archives nationales m’a récemment confié que dans un rapport de la Croix Rouge Internationale, il est fait mention du fait que les Oustachis distribuaient des citrons à leurs prisonniers du camp de Dakovo. Je lui ai répondu: «Je suis heureux de savoir qu’avant d’être assassinées, ma mère et mes sœurs ont pu bénéficier d’une telle aide humanitaire…»

Après votre installation à Osijek, comment avez-vous continué vos études ?

Étant originaire de Sarajevo, je n’étais pas considéré comme une victime croate du fascisme, je n’avais donc pas droit à une bourse décente pour finir mes études. A mes heures dites «perdues», j’ai travaillé comme serveur dans un restaurant pour étudiants, avec trois repas comme salaire. C’est dans ces conditions difficiles que j’ai obtenu mon diplôme de droit, puis j’ai exercé pendant quatre ans en tant qu’avocat avant de rejoindre le Ministère des Affaires étrangères, où j’ai fait carrière. J’ai également travaillé pour le régime de Franjo Tudjman au tout début de son entrée en fonctions, avant d’être remercié. En 1992, après que la nouvelle Croatie indépendante ait été reconnue par l’État hébreu, j’ai encore effectué un voyage diplomatique en Israël. A l’époque, Tujdman avait sorti son livre qui contenait un certain nombre de passages antisémites. Le but de mon voyage était de voir si les relations entre les deux pays pouvaient être améliorées malgré cette publication.

Votre vie n’est pas uniquement dévouée au travail, vous avez une passion qui est la fameuse chorale mixte de Zagreb, «Lira». Comment cette belle aventure a-t-elle commencé ?

Il y a 47 ans, la Communauté juive de Zagreb a décidé de créer cette chorale car, notre communauté ayant été décimée pendant la Shoa, elle désirait que les plus belles mélodies de nos traditions soient non seulement maintenues, mais continuent à être connues. Notre chorale chante les plus belles mélodies de nos traditions liturgiques et folkloriques en hébreu, en yiddish, en ladino et en espagnol. Notre répertoire compte aussi des chants patriotiques et folkloriques croates ainsi que des morceaux choisis de la grande musique classique et contemporaine. Pendant près de quarante ans, la chorale était dirigée par Emis Cosetto et depuis quatre ans, c'est Tomislav Uhlik, l’un des plus jeunes et plus talentueux chefs d’orchestre et compositeurs croates, qui tient la baguette. Pendant 25 ans, la chorale n’avait que des participants juifs. Mais progressivement, la majorité de nos choristes juifs sont partis en Israël ou en Amérique, sont décédés ou ont simplement décidé d’arrêter de chanter. Progressivement, j’ai donc dû frapper à la porte de personnes qui aimaient la musique et qui étaient aussi philo-sémites. Aujourd’hui, les Juifs sont en minorité et sur un total de cinquante personnes, nous comptons trente femmes. La chorale a donné des concerts dans le monde entier, y compris en Suisse, et nous avons enregistré 18 disques, cassettes et CD. Un article sur notre chorale serait incomplet si je ne mentionnais pas le fait que nous avons eu le privilège de chanter en présence de Tito, qui nous a chaleureusement félicités. Quant à Tudjman, malgré ses idées très nationalistes ou peut-être en raison de celles-ci, il a autorisé le Ministère de la Culture à nous verser une subvention, car il avait bien compris que nos représentations à travers le monde, en particulier aux USA, ne pouvaient être que bénéfiques pour la Croatie.
J’aimerais souligner le fait que je ne suis absolument pas musicien, tout juste capable de lire correctement une portée, mais que je suis le moteur et l’âme de cette chorale dont je m’occupe totalement; aspects techniques, administratifs, financiers, etc. Comme tout le monde, je ne rajeunis pas mais, pour l’instant, je n’ai pas trouvé de successeur et je crains que si j’abandonne le projet, ce sera la fin de la chorale. Comme partout, les volontaires dévoués disposés à sacrifier tout leur temps libre à une idée sont très difficiles à trouver, pour ne pas dire impossibles !

Votre autre casquette est celle de président de la société Croatie–Israël. A ce titre, vous avez été invité dans la délégation présidentielle lors du voyage historique du président Mesic au mois d’octobre 2001. Quelles sont les activités principales de cette association ?

Lorsque Fanjo Tudjman m’a remercié, je me suis dit qu’il pouvait bien me licencier mais que ce n’est pas pour autant que j’allais me croiser les bras. J’ai donc créé cette organisation il y a huit ans et établi un comité auquel un évêque s’est joint. Notre but est d’améliorer les échanges économiques, culturels et touristiques entre les deux pays. En huit ans, mille personnes ont visité Israël par le biais de notre organisme, chacune a payé environ US$.1'000.-- pour son voyage, ce qui constitue une contribution de un million de dollars au tourisme israélien ! Nous organisons différentes activités culturelles israéliennes en Croatie qui sont toujours très bien fréquentées, car nous comptons 700 membres dont 500 Juifs. Malheureusement, j’ai plus de succès avec les voyages et les différentes représentations que dans le domaine économique à proprement parler.

Malgré son passé difficile, malgré les souffrances qu’il a connues pendant la Shoa et l’assassinat de sa famille, Michael Montiljo est plein de dynamisme et d’optimisme et a la tête remplie de nouveaux projets pour «sa» chorale. Tout au long de l’entretien, il ne cessait de répéter en leitmotiv: «J’ai survécu !»