La nouvelle logique du terrorisme
Par Roland S. Süssmann
«L’anti-James Bond». C’est de cette façon un peu superficielle que l’on peut définir MENAHEM LANDAU. En effet, jusqu’à son départ à la retraite au mois d’avril 2001, cet homme n’était connu que de très peu de monde et la majorité de ceux qui le rencontraient ne savaient rien de ses véritables activités. Et pourtant, il faisait face quotidiennement à des responsabilités énormes puisqu’il était à la tête de l’organisme chargé de la protection de l’ensemble des intérêts israéliens dans le monde, soit EL AL, les ambassades, les consulats et tout ce qui est directement ou indirectement lié aux activités gouvernementales officielles en dehors des frontières de l’État.
Juif pratiquant, Menahem Landau a gravi tous les échelons des services de renseignements et participé au cours des vingt-cinq dernières années à de nombreuses opérations secrètes dont il ne révèle rien, car lié à une obligation de réserve jusqu’à la fin de ses jours. Aujourd’hui, il a décidé de se lancer dans la politique aux côtés de Effy Eitam (voir SHALOM Vol. 35).
Mais ce n’est pas pour son action politique que j’ai décidé de l’interviewer. A une époque où le terrorisme constitue le grand sujet d’actualité et où le trafic aérien, en raison de la peur, est en nette régression, il m’a semblé utile de comprendre dans quel esprit fonctionnent les services de renseignements israéliens et d’entendre l’avis d’un expert de sa stature sur les questions de sécurité qui touchent chacun d’entre nous.

Avant de parler de terrorisme et de sécurité, une question importante se pose. En effet, lorsque l’on rencontre un homme qui, comme vous, connaît le monde de l’ombre d’Israël sur le bout des doigts, la première interrogation qui vient à l’esprit est relative à l’assassinat de Itzhak Rabin. Comment les services de protection ont-ils pu échouer dans leur mission au point que le Premier ministre de l’État d’Israël soit assassiné ? On a beaucoup parlé d’un complot auquel ces services ne seraient pas totalement étrangers. Deux questions se posent: croyez-vous à la thèse du complot et comment avez-vous vécu ces moments ?

La vérité est toujours plus simple que ce que l’on peut imaginer. Toutes les thèses et les théories sur un complot des services de renseignements ou d’une conspiration politique ne peuvent être établis que par des théoriciens ne sachant rien de la réalité du monde du renseignement. Il faut bien se rendre compte que, pour manigancer un tel assassinat, il faut mettre un grand nombre d’individus dans le secret. Or c’est dans ce cas précis que le vieil adage disant «secret de l’un, secret de personne – secret de deux, secret de tous» prend toute sa dimension. Étant l’un des responsables des services de renseignements, je peux vous assurer que si l’un de mes collègues ou moi-même avions eu la moindre indication d’un début de conspiration, nous aurions pris des mesures. Cela dit, il est vrai qu’il y a eu un laisser-aller, une grave erreur de commise et que notre fameux service s’est laissé prendre par surprise, ce qui est inexcusable. Je connais les hommes qui étaient en charge de la protection du Premier ministre. Les conséquences de ce drame ont été terribles pour eux. En un instant, leurs carrières ont été brisées, et ils ont payé cette erreur très cher, souvent de leur santé et même financièrement. Quant au service, il a failli être complètement disloqué.
A l’époque, j’étais basé à Paris et ce malheureux week-end, j’avais la visite de M. Carmi Gilon, alors directeur de notre département et aujourd’hui ambassadeur d’Israël à Copenhague. Il était venu à Paris d’une part pour se rendre compte sur le terrain de la manière dont nous opérions et d’autre part à l’invitation des autorités françaises, car la France était victime des attentats du GIA algérien. Shabbat, en fin d’après-midi, il était venu prendre un café à la maison et nous avions prévu de partir ensuite à l’aéroport afin qu’il puisse voir comment était faite la sécurité d’EL AL avant le vol qu’il devait prendre ensuite pour rentrer en Israël. Nous étions sur le pas-de-porte pour nous rendre à l’aéroport lorsque le téléphone a sonné pour nous apprendre la nouvelle. Nous sommes partis et pendant tout le trajet, nous avons été tenus au courant de la gravité de ce qui s’était passé. Vous pouvez facilement imaginer que nous étions anéantis, consternés et que nous nous posions toutes sortes de questions. Cette affaire a bien entendu remis en question notre façon de fonctionner et nous avons été obligés de réviser pas mal d’idées acquises.

Il est curieux qu’un homme religieux comme vous soit entré dans le monde des renseignements, domaine qui n’a pas la réputation d’être peuplé de «petits saints», bien au contraire. Comment expliquez-vous votre choix de carrière ?

En effet, j’étais le seul religieux du groupe. Mais je pense que les services de renseignements reflètent les plus importantes factions de la société israélienne et surtout des intérêts communs à tous, quelles que soient les opinions politiques ou religieuses. Par conséquent, la coopération à l’intérieur même des services est telle que l’on oublie les opinions individuelles. Chacun est conscient de sa mission et personne ne fait de politique. En raison de la nature du travail, il est effectivement inhabituel que des Juifs pratiquants entrent dans ces services, mais je crois que, pour le bien du pays, tout homme de bonne volonté y a sa place.

A un moment donné, vous avez dirigé ce que l’on appelle la «section juive» des services de renseignements. Quel est le mandat de ce département ?

La première mission dont nous avons été chargés était de surveiller et de mettre en échec tout organisme secret ou tout individu ayant décidé de s’ériger en justicier ou tenté de représenter la loi à sa guise. De tels agissements, souvent antisionistes, s’attaquent aux fondements mêmes de l’État juif, mettent en danger la démocratie et portent préjudice aux intérêts immédiats de la nation. A gauche, nous avons été confrontés à des personnes ayant fui l’Amérique du Sud et qui, faisant partie des groupes tels les Monte Neros ou les Toupac Amarou, voulaient déstabiliser l’État et semer l’anarchie. A droite, il y a eu toutes sortes de groupuscules, inclus des adhérents de Kahana, qui non seulement voulaient créer le désordre, mais qui s’attaquaient aux missions catholiques en y mettant le feu. Nous avons eu des Juifs américains qui, ne voulant pas accepter que la guerre du Vietnam soit terminée, désiraient continuer «leur Vietnam» personnel en Israël en s’attaquant à la population arabe. Au début, lorsque j’en faisais partie, ce département était assez petit, il est devenu important après l’assassinat de M. Rabin, lorsque les responsables ont décidé de surveiller l’ensemble des milieux juifs potentiellement capables de créer des cellules secrètes. Cela dit, je dois rappeler que Yigal Amir, l’assassin de I. Rabin, ne faisait partie d’aucune organisation secrète ou terroriste et que, depuis cette tragédie, le Département juif des Services de renseignements a été considérablement renforcé.

Le «Département juif» des Services israéliens de renseignements est-il aussi responsable de la protection des institutions juives à travers le monde ?

En principe, nous n’intervenons pas dans ce genre d’institutions. Les synagogues, les centres communautaires, les écoles, etc. font partie des infrastructures situées dans les différents pays où ils se trouvent, et c’est aux autorités locales de les protéger comme elles se doivent de défendre leurs citoyens juifs. D’ailleurs, EL AL et les ambassades sont aussi sous la responsabilité des différents pays qui les accueillent. Nous demandons simplement l’autorisation de renforcer et d’améliorer un peu la sécurité de nos représentations à l’étranger, ce qui nous est en général accordé sans problèmes.

La presse se fait régulièrement l’écho de cas de tortures, d’interrogatoires musclés et de différentes autres formes de maltraitance qui seraient pratique courante dans les services de renseignements. Ces allégations sont-elles exactes ?

Tout d’abord, je voudrais dire que, contrairement à une certaine image trompeuse sournoisement diffusée par certains milieux et une certaine presse, nous ne sommes pas un troupeau de brutes sans cœur, sans conscience et totalement déshumanisé. Comme son nom l’indique, le travail des services de renseignements réside dans le fait de collecter et d’obtenir des informations, qui sont ensuite évaluées par l’armée ou la police. Pour les obtenir, il y a plusieurs moyens, tels le «humint» (human intelligence), le «comint » (communications intelligence), etc. L’ensemble de ces procédés, qui sont complémentaires, permet d’obtenir les renseignements utiles dans la prévention des attentats, des crimes, bref, de toutes les actions qui risquent de porter préjudice à la stabilité du pays et de faire des victimes. Je peux affirmer que nous ne pratiquons pas la torture et ce sous aucune forme. Nous ne brisons pas les os, nous ne soumettons pas non plus nos interlocuteurs à l’électricité, ni à rien de tel. Les vrais professionnels savent qu’une personne exposée à ce genre de pressions raconte ce que le tortionnaire veut entendre ce qui, dans la plupart des cas, peut être totalement fantaisiste et surtout inutile pour la collecte de renseignements. Il est vrai que lorsque nous interrogeons une personne, il arrive que nous le fassions sans interruption. Les investigateurs se relayent jusqu’à ce que le prévenu soit épuisé, mais cela est très loin des différentes formes de tortures et de sévices physiques dont nous sommes accusés à tort. Israël est un État de droit, aux tribunaux efficaces. Par exemple, il est interdit de questionner un détenu sans lui offrir une chaise, un café, un minimum d’heures de sommeil et des facilités pour se laver. Bien entendu, il n’y a pas de salle de torture comme dans les films ou comme cela peut exister dans d’autres pays. D’un autre côté, il ne faut pas oublier que nous sommes en état de guerre et que, lorsque nous procédons à un interrogatoire, le temps est compté, tout retard pouvant permettre à un terroriste de commettre un méfait. C’est pourquoi dans certains cas, des interrogatoires musclés ont eu lieu mais, à chaque fois, les responsables ont ensuite dû faire face à une commission d’enquête chargée de déterminer si leur façon d’agir était justifiée ou non. Cet état de choses met une certaine pression psychologique sur les enquêteurs car d’une part, ils doivent travailler vite pour éviter le pire et d’autre part, ils risquent la prison pour avoir commis un excès de zèle. Il peut sembler bizarre qu’un pays engagé dans une lutte quotidienne pour sa survie s’embarrasse de ce genre de considérations mais finalement, c’est la différence entre le terrorisme, la dictature et un État démocratique de droit. Les terroristes, eux, n’ont pas de limites, ils torturent, tuent femmes et enfants, organisent des attentats à l’explosif, etc., alors qu’une armée comme la nôtre met tout en œuvre afin qu’à chacune de ses opérations, il n’y ait pas de victimes innocentes. Lorsque nous abattons des terroristes, nous mettons un point d’honneur afin qu’ils soient les seuls à être touchés et personne de leur entourage direct. Malgré toutes les difficultés que cela implique, je pense que cette conception du travail est juste.

Vous avez été responsable de la sécurité d’EL AL dans le monde entier. Depuis le 11 septembre 2001, le trafic aérien a considérablement régressé. Estimez-vous que depuis cette date, les risques de détournements ou d’attentats sont en augmentation ? Est-il juste d’avoir peur de prendre l’avion ?

Avant de répondre à votre question sur un plan purement pratique, il n’est pas inutile de rappeler quelques points qui constituent la base de ce mal que nous vivons actuellement.
Tout d’abord, il faut bien se rendre compte que nous sommes dans une nouvelle logique du terrorisme aérien. En effet, jusqu’au 11 septembre 2001, les enlèvements et détournements d’avions avaient pour but de s’emparer d’une monnaie d’échange afin d’obtenir des avantages financiers ou politiques. Tel n’est plus le cas. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à un terrorisme dont le but est le vandalisme et la destruction physique, où aucune forme de libération n’est envisageable. Ceci est particulièrement vrai dans les airs. Au sol, il y a une chance que les otages soient libérés. Dans un avion, il n’y a aucun moyen d’échapper ou d’intervenir. Les passagers sont condamnés à une mort certaine, sauf si les mesures nécessaires sont prises à bord pour que toute tentative de détournement soit immédiatement stoppée.
Il est grand temps que les nations occidentales et libres se réveillent. Elles doivent se rendre compte qu’elles sont engagées dans une guerre non conventionnelle et qu’il est indispensable de combattre le terrorisme comme nous le faisons, même si de temps en temps certaines démarches impliquent une entorse aux droits de l’homme. Si cette lutte n’est pas mise en place rapidement, le monde libre se retrouvera complètement paralysé et ses populations ne pourront plus prendre l’avion ou le train ni se rendre dans un supermarché sans avoir la peur au ventre. Ce serait intenable. C’est pourquoi il est primordial que des entités terroristes, des organisations ayant des contacts avec ce genre d’organismes, des pays qui hébergent ces criminels ou qui eux-mêmes pratiquent un terrorisme d’État, soient mis au ban de la société et se sachent menacés et surveillés. Ils doivent savoir qu’il est inacceptable qu’au nom du libéralisme, de la globalisation ou de tout autre terme justifiant la permissivité, ils puissent agir à leur guise et ce aux dépens des libertés fondamentales des populations des pays démocratiques. Aux États-Unis, des groupes islamiques qui, dans leurs discours tant à l’intérieur même des mosquées qu’à l’extérieur, s’attaquent quotidiennement à l’Amérique, sont extrêmement nombreux. Leurs buts sont clairement affichés: déstabiliser l’Occident de la manière la plus pernicieuse et brutale. Or au nom de la liberté d’expression et de la liberté religieuse, ces groupes continuent à mener leur combat ouvertement et en toute impunité. Il en va de même en Europe, qui connaît une importante migration musulmane, en particulier en Allemagne, où il y a beaucoup de Turcs et d’Iraquiens, et en France, où les Nord-africains sont légion. Comme les Arabes israéliens chez nous, ces populations s’identifient avec les mouvements les plus extrémistes du monde musulman. Il est du devoir des gouvernements occidentaux de s’assurer que même si les sympathies de ces populations ne sont pas dirigées envers ceux qui les hébergent, elles doivent se conformer aux lois en vigueur dans ces pays, comme cela est le cas pour la majorité des Arabes israéliens qui vivent chez nous. L’Occident a les moyens d’empêcher le développement du terrorisme musulman mais pour ce faire, il doit prendre un certain nombre de mesures qui peuvent sembler impopulaires.
Pour répondre à votre question, le citoyen en tant qu’individu ne peut pas faire grand chose, mis à part manifester pour que son gouvernement entreprenne les démarches nécessaires afin de lui assurer une plus grande sécurité, ce qui ne peut pas se faire en jouant la carte du libéralisme. Comme je vous l’ai dit, j’étais à Paris lors des attentats du métro en 1995. J’ai vu le pays paniquer et les autorités placer l’armée et des policiers partout. Une sécurité telle que je ne l’ai jamais vue en Israël avait été mise en place, les poubelles publiques bouchées, etc. Ce n’était pas sympathique, mais efficace. Il en va de même pour la sécurité dans les aéroports et dans les avions. Tout le monde sait que lorsque l’on voyage avec EL AL, il faut passer par un certain nombre de petites tracasseries sécuritaires. Ceci est accepté par tous, car il est évident que c’est pour le bien des voyageurs. De nombreux pays ont jusqu’à ce jour refusé de «déranger le passager», or ce sont ces nations qui ont payé le prix le plus cher sur le plan du terrorisme. Des mesures de sécurité minimales peuvent être prises à l’entrée des gares, des galeries marchandes, etc., sans que personne ne soit offensé. Si les gouvernements ne prennent pas ces mesures, le prix à payer sera très élevé.
Le citoyen peut exiger de son gouvernement que des mesures de sécurité minimales et faciles soient prises, mais il est important que chacun continue à vivre le plus normalement possible. Il n’est pas envisageable que la majorité de la population se terre chez elle et cesse de voyager. Ce serait d’ailleurs-là une victoire magistrale des terroristes. Quant aux voyages, je ne peux parler que de ce que je connais. Ainsi, on me pose souvent la question de savoir pourquoi EL AL n’a pas remplacé tous ses couverts en métal par du plastique. Je peux vous affirmer que si, à bord d’un avion d’EL AL, quelqu’un avait la mauvaise idée de lever son couteau un peu plus haut que ce que la bienséance permet, il se retrouverait maîtrisé en un clin d’œil. EL AL a une grande expérience et je peux vous assurer que les précautions prises sont très efficaces et calculées, ce à tous les stades de la préparation du voyage, du filtrage des passagers et dans les avions mêmes.