Israël sans stratégie politique
Par Emmanuel Halperin, notre correspondant à Jérusalem
J’ai eu tort. Il est rarissime d’entendre un homme politique proférer ces quelques mots: j’ai eu tort. Or Ariel Sharon les a inscrits récemment à son répertoire, dans un contexte très particulier: lorsqu’il se rend en visite dans les localités juives de Judée-Samarie et Gaza, il ne manque pas, après avoir rappelé son rôle pionnier dans la création de ces villes et villages, de préciser en substance: «A l’époque, j’insistais beaucoup sur l’importance existentielle, défensive, de la présence juive dans ces territoires. Mais j’aurais dû souligner beaucoup plus leur dimension essentielle, l’affirmation du droit des Juifs à vivre ici. Oui, en cela j’ai eu tort».
La dimension essentielle, l’accent mis sur le «droit naturel et historique» du peuple juif, pour reprendre les termes de la Déclaration d’Indépendance, redeviennent d’actualité pour deux raisons: le sentiment, fondé sur les faits, qu’Israël est revenu, à certains égards, en 1948; et le déni systématique de ce droit par l’adversaire palestinien. Après quelques mois de silence, M. Barak a déclaré à la mi-août, qu’«Arafat ne reconnaissait pas l’existence du peuple juif, et donc ne reconnaissait pas la légitimité d’un État juif». Autrement dit, tout le processus d’Oslo, fondé sur l’espoir d’une reconnaissance réciproque, sur la prétendue abolition de la charte palestinienne, sur l’idée, apparemment rationnelle, du compromis nécessaire, n’était qu’illusion, mirage et poudre aux yeux. M. Barak n’est quand même pas allé jusqu’à dire qu’il s’était trompé.
Dans un article du Monde (le 20 août), Robert Badinter évoquait le «sentiment angoissé des Israéliens qu’en définitive, pour leurs ennemis, tout accord n’est qu’une étape vers la réalisation de leur objectif ultime: la destruction d’Israël». Mais l’ancien Ministre de la Justice présentait ce sentiment comme une «donnée psychologique» du conflit. Or il n’est malheureusement pas question ici de psychologie, bien que cette dimension ne soit pas non plus à négliger. Il s'agit de regarder les choses en face, d’écouter ce qu’on dit, surtout en arabe, de comprendre enfin que blanc est blanc et noir est noir. L’espoir que nourrissent les palestiniens, l’espoir qu’on leur fait constamment miroiter à l’horizon de leur vie, c’est, dans un premier stade, la création d’un état aux côtés d’Israël, puis, à un stade ultérieur mais pas si lointain, la disparition de «l’entité sioniste», moralement affaiblie par la reconnaissance de ses prétendus «crimes contre l’humanité», désavouée par les opinions publiques occidentales, fragilisée, rongée par un doute intérieur, et finalement noyée par la démographie arabe triomphante.
Accepter ces réalités est difficile, pratiquement inhumain. L’année écoulée a été pour les Israéliens, toutes sensibilités politiques confondues, une épreuve et un apprentissage. Mais le besoin qu’a chacun d’espérer fait que la moindre information sur une ouverture possible, sur un commencement d'apaisement, sinon de solution, redonne des ailes – pour quelques jours ou quelques heures – à l’utopie d’Oslo. La gauche israélienne, déboussolée, s’empare de telle relation ambiguë des négociations de Camp David, de telle déclaration d’intention «positive» d’un responsable palestinien de second plan, pour affirmer que rien n’est perdu, qu’il suffirait d’un peu de bonne volonté de la part d’Israël, et que si l’on reprenait la négociation «sur la base» des concessions faites à Taba, à la veille des élections de 2001 (97% des territoires, sans parler de Jérusalem), on pourrait sans doute aboutir à un accord viable.
Mais l’écrasante majorité des Israéliens n’y croit plus. Si le gouvernement Sharon semblait, au cœur de l’été, perdre de sa popularité, c’est essentiellement parce qu’une bonne partie des citoyens lui reprochait d’être trop mou, trop attentiste, trop enclin à tenir compte des condamnations européennes et américaines, face à la violence quotidienne à laquelle ils sont confrontés, où qu’ils soient. Et l’on trouve désormais une majorité d’Israéliens pour affirmer qu’à leurs yeux, une agression contre une localité isolée de Samarie équivaut à une agression contre Tel-Aviv.
Le principal reproche fondé que l’on pourrait faire à ce gouvernement d’Union nationale, c’est l’absence d’une politique claire, d’une stratégie politique aux objectifs définis. La coexistence obligée Péres-Sharon est sans doute en partie responsable de cette grave lacune, mais on peut raisonnablement estimer que même en ayant les mains libres, M. Sharon serait bien en peine de dire où il va, et pour quoi faire. Des ministres membres du cabinet restreint le reconnaissent: le gouvernement gère le quotidien, réagit au coup par coup, espère, ou fait semblant d’espérer, que la partie adverse craquera, reconnaîtra ses erreurs, changera peut-être de leadership, acceptera une sorte d’armistice ou d’accord de non-belligérance. Tout cela sans grande conviction. Qu’il n’y ait pas de «grand dessein» quand les bombes explosent, cela se comprend. Mais il est moins pardonnable de ne pas même avoir de but politique, de se contenter d’une démarche tactique, quand il faudrait offrir aux Israéliens une vision d’ensemble, un horizon.
Cette carence entraîne – c’est évident – la ronde des «y’a qu’à». Pratiquement tous les jours, un politique, un universitaire, un homme des médias, un écrivain, y vont de leur couplet – programme: il faudrait faire ceci, cela, chacun présente sa panacée.
En faisant un peu le tri et en négligeant les variantes, on dégagera quatre stratégies majeures proposées à l’appétit – ou à l’angoisse - des Israéliens.
a. Oslo pas mort. Arafat essaie, sans doute parce qu’il n’a pas le choix, d’améliorer ses positions, de soutirer par la violence quelques concessions supplémentaires. Sa surenchère idéologique et sa propagande venimeuse ne doivent pas être prises à la lettre. Il faut donc le ménager, lui et son entourage, tenir bon sur le terrain, ce dont Israël se montre tout à fait capable, et finalement reprendre la négociation à peu près au point où on l’a laissée, c’est-à-dire appliquer le plan Clinton, avec quelques aménagements favorables aux palestiniens.
b. Le plan Clinton, avec quelques modifications, est en effet incontournable, mais les parties sont incapables de conclure, car leur marge de manœuvre est infime en raison des pressions politiques internes, qui s’opposent et s’annulent. La communauté internationale, en particulier les États-Unis et l’Europe, doit intervenir, faire pression, surtout sur Arafat et imposer une solution. Il faut qu’Israël l’encourage dans ce sens. Le salut viendra donc de l’extérieur.
c. Il n’y a pas de solution fondée sur les accords d’Oslo. Tout cela n’était qu’un leurre, un piège dont Israël essaie aujourd’hui de s’arracher. Il est tard sans doute, mais mieux vaut maintenant que trop tard. L’objectif défini doit être l’effondrement de l’Autorité palestinienne, le retour au statu quo ante Oslo, des négociations sérieuses avec les représentants de la population locale sur une très large autonomie administrative. Israël ne peut pas offrir mieux s’il veut préserver ses intérêts vitaux.
d. La séparation unilatérale. C’est l’idée la plus populaire en ce moment, aussi bien à gauche qu’à droite. Elle reprend la formule de Barak «nous ici, eux là», qui voulait, avec une pointe d’arrogance, définir le résultat d’une séparation politique négociée. Puisque la négociation a échoué, puisque toute perspective de dialogue est bouchée, Israël doit prendre l’initiative et fixer unilatéralement une ligne sur laquelle son armée et sa population civile dans les territoires se replieront. Il faudra sans doute renoncer à un certain nombre de localités juives, notamment dans la bande de Gaza, mais une frontière cohérente, bien que provisoire, sera ainsi tracée, le long de laquelle on élèverait un mur, un barrage, une clôture, bref un obstacle – pour bien marquer la séparation. Une telle initiative aurait trois avantages: la sécurité serait mieux assurée; la menace de la démographie palestinienne galopante écartée; enfin Israël ferait la preuve, à ses yeux et aux yeux du monde, de sa volonté de trouver une solution, offrant ainsi aux palestiniens, même à leur corps défendant, un territoire à gouverner et un état.
Il va de soi que chacune de ces «solutions», de ces stratégies, trouve autant de tenants enthousiastes que d’opposants farouches. La dernière en particulier, parce qu’elle est bien accueillie par une opinion hostile aux palestiniens et donc favorable à quiconque prétend savoir «comment s’en débarrasser», est fortement attaquée par les amis politiques de M. Sharon comme de M. Péres, tous deux opposés, pour des raisons diverses, à cette idée de séparation forcée. Aucun mur disent-ils, n’a jamais arrêté un terroriste. D’autre part, l’entité politique arabe ainsi créée serait, par définition, en état de conflit larvé et permanent avec Israël; enfin, ce serait offrir une prime à la violence, puisque Israël céderait des territoires et sacrifierait des droits sous la seule pression du terrorisme et sans y être contraint par un règlement politique. D’où un encouragement à un round supplémentaire.
On le voit, cette recherche d’une quelconque idée nouvelle, même vague mais apparemment applicable, montre bien à quel point est concret le sentiment des Israéliens de se trouver dans une impasse. Si le gouvernement Sharon ne s’est pas donné la peine de définir une stratégie cohérente, ce n’est donc sans doute pas par négligence ou par défaut d’imagination. C’est plutôt, tout simplement, parce qu’il ne voit rien venir.