Drôle de guerre
Par Roland S. Süssmann
Depuis l’échec des négociations de Camp David II au cours desquelles Ehoud Barak s’était pourtant déclaré prêt à brader Jérusalem et à faire des concessions majeures aux Arabes, Arafat a relancé le cycle de la violence en Israël. Fidèle à une vieille tactique qui s’est toujours avérée payante pour lui, il a tenté de gagner des avantages politiques en faisant couler le sang, de préférence juif. Afin de nous permettre de bien comprendre ce qui s’est passé sur le terrain d’un point de vue stratégique, nous avons rencontré le Lieutenant Général SHAOUL MOFAZ, Chef d’état-major des forces israéliennes de Défense, «Israel Defence Forces» (IDF). Ce dernier s’est livré à une analyse profonde et complète de la situation et nous rapportons ici l’essentiel de cet entretien fondamental.

Pouvez-vous en quelques mots nous rappeler ce qui s’est passé depuis le début de la reprise du terrorisme arabe ?

Le 29 septembre 2000, les palestiniens ont pris l’initiative de lancer ce qu’ils ont appelé «l’intifada El-Aksa». Cette intifada est totalement différente de la première de la fin des années 80, où les attaques se résumaient surtout à des lancements de pierres et à des agressions au cocktail Molotov. Depuis le début des hostilités, nous avons assisté à des assauts à l’arme automatique et à l’installation de bombes de bord de routes. A ce jour, nous avons ainsi dénombré environ 3300 incidents qui, pour la plupart, ont pu être déjoués.
Dans le cadre de nos études stratégiques prospectives, notre état-major avait prévu dès 1999 qu’il existait un danger réel et qu’en 2000, une intifada et une confrontation directe avec les palestiniens pourraient se faire jour. Nous avons donc entraîné nos forces dans cette perspective. Nous avons établi les doctrines nécessaires, prévu les armements requis, préparé les hommes et les commandants. Nous étions donc prêts à cette éventualité, tout en ne sachant pas exactement quand les violences allaient commencer.

Vous avez fait preuve d’une très grande capacité de prévoyance car en 1999, la situation politique et stratégique semblait relativement stable et prometteuse. Pourquoi étiez-vous alors inquiets ?

En effet. Il y a un an et demi, Israël négociait avec la Syrie qui demandait «simplement» un retrait supplémentaire de 200 mètres vers le lac de Tibériade. Il en aurait soi-disant découlé un traité de paix avec la Syrie, avec le Liban -incluant une évacuation par concorde du Sud-Liban - et un accord définitif avec les palestiniens. Aujourd’hui, nous n’avons pas de traité de paix avec les Syriens ni avec le Liban, nous avons quitté le Sud-Liban unilatéralement, abandonnant cette région frontière au Hezbollah qui en a le contrôle total. Finalement, nous n’avons aucune forme d’accord avec les palestiniens avec lesquels nous sommes engagés dans la confrontation la plus violente et la plus difficile que nous ayons connue depuis la signature des accords d’Oslo. En 1999, nos renseignements nous indiquaient déjà qu’un tel conflit était à prévoir, mais bien qu’il ne s’agissait que d’une possibilité, il était de notre devoir d’être à même d’y faire face.
L’expérience des derniers mois a prouvé que nos troupes étaient bien préparées, il règne un climat de confiance entre les hommes et leurs commandants, l’armée a su protéger ses soldats efficacement contre le feu ennemi et les bombes de bord de routes.

Comment expliquez-vous la tactique de l’OLP ?

Le but des palestiniens se résume à tuer le maximum de soldats et de citoyens israéliens vivant en Judée-Samarie et dans la bande de Gaza. Arafat a donné le feu vert au Fatah pour lancer la violence et les activités terroristes contre Israël. Il a libéré tous les terroristes et les assassins qu’il détenait dans ses prisons et je pense qu’ils sont tous impliqués dans les actes de terrorisme commis contre nous. De plus, Arafat a pris la décision stratégique d’appuyer sa position dans les négociations et de tenter d’imposer ses vues sur base de la violence. Il s’agit bien entendu d’une très mauvaise tactique.

Cela dit, le gouvernement Barak a joué son jeu, tout d’abord en lui accordant un ultimatum de 48 heures qui s’est terminé sans conséquences, puis en signant les accords de Sharm El Sheik qui sont restés lettre morte et finalement en acceptant, par l’entremise des rencontres de Shimon Peres et d’Amnonn Lipkin Shakhak avec Arafat, qu’Israël retire ses troupes unilatéralement ce qui, en définitive, est également resté sans effets. Comment expliquez-vous cela ?

Au cours des deux mois précédant les élections, notre gouvernement a accepté de négocier avec Arafat, malgré la continuation de la violence. Cette démarche, au titre explicite de «tirer et parler», était, à mon avis, une erreur. En effet, aucun accord, même symbolique, n’a été conclu mais, pendant ce temps, des Juifs ont continué à mourir sur les routes et ce aussi bien à Hedera, qu’à Nathanya, Jérusalem et en Judée-Samarie-Gaza. Il est évidemment très difficile d’augmenter la réaction militaire alors qu’une négociation est en cours. Comme je vous l’ai dit, après 132 jours d’intifada, nous avons rencontré 3300 actions violentes, soit 300 bombes de bord de routes et 3000 tirs. Imaginez si seulement 10% de ces attentats avaient été couronnés de succès à quelle hécatombe nous aurions assisté ! Nous aurions eu plus de 300 morts en Israël ! Nous nous serions retrouvés dans un environnement stratégique et militaire bien différent de celui qui prévaut aujourd’hui. Grâce à la préparation de nos forces dont je vous ai parlé, nous avons réussi à limiter sérieusement les dégâts. Afin de mettre les choses en proportion, je vous rappellerai qu’après les incidents de 1996 qui ont suivi l’ouverture du tunnel dans la Vieille Ville de Jérusalem, nous avions perdu 17 soldats en 48 heures. A ce jour, nous déplorons malheureusement la mort violente de 22 soldats et d’une trentaine de civils israéliens. Parallèlement, à titre comparatif, en 1999, dans la confrontation de guérilla menée par le Hezbollah contre nous au Sud-Liban, nous avions perdu 12 soldats en une année alors qu’au cours des quatre premiers mois de l’intifada El-Aksa, un total de 52 Israéliens ont été tués par les palestiniens. Ce décompte macabre prouve bien qu’Arafat est déterminé à poursuivre ses activités terroristes contre Israël. Le moteur d’application de ses décisions stratégiques est constitué par le Fatah à qui il a dit clairement: «Allez-y, tirez, posez des bombes, tuez !».

Une décision stratégique d’Arafat est une chose, le laisser faire en est une autre. Comment pensez-vous pouvoir stopper la violence ?

Si Arafat demande aujourd’hui au Fatah de déposer les armes et qu’il tente d’imposer cette décision par le biais de la police palestinienne, nous assisterons inévitablement à une effusion de sang dans les zones qu’il contrôle actuellement. L’autre moyen réside dans le fait que nous fassions cesser la violence. Nous pouvons le faire par des actions directes et précises. Le nouveau gouvernement d’Israël sera très rapidement obligé de choisir entre l’une de ces deux solutions. Cela ne signifie pas que nous devrons nous réinstaller dans les villes palestiniennes, nous appliquerons ce que nous appelons «une action de basse intensité de nos forces» (n.d.l.r. traduction: des actions de commandos).

En ce qui concerne l’armement que possède l’OLP, il semble qu’elle dispose d’un matériel bien plus important tant en puissance de feu qu’en quantité que ce à quoi elle est autorisée en fonction des accords d’Oslo. Qu’en est-il réellement et comment se procure-t-elle ces armes ?

La contrebande d’armes transite par les tunnels qui passent sous la frontière avec l’Égypte, par la mer, la mer Morte et par la frontière avec la Jordanie, bien que les Jordaniens mettent tout en œuvre pour stopper ce genre d’activités. A de nombreuses reprises, nous avons réussi à arrêter et à saisir des armes en contrebande, mais de temps en temps, ils réussissent leurs coups. Les palestiniens possèdent donc des mitrailleuses automatiques en grand nombre, différents types d’armes anti-tanks et des mortiers. Depuis peu, ils ont établi à Gaza de petites unités de fabrications artisanales de mortiers et d’armes anti-tanks. Ils récupèrent le TNT des anciens champs de mines égyptiens et fabriquent des bombes de bord de routes ou des explosifs pour équiper les kamikazes.

Vous nous avez dressé un portait très réaliste de la situation, mais comment pensez-vous que celle-ci évoluera ?

Tout dépend de la stratégie adoptée par le nouveau gouvernement israélien: soit il continuera de négocier malgré la violence, soit il décidera de mettre un terme à tout pourparlers jusqu’à ce que cesse toute forme de terrorisme contre nous. Je pense que notre nouveau Premier ministre, M. Ariel Sharon, a le pouvoir nécessaire pour faire taire les armes. Il a l’image d’un combattant, c’est l’homme qui a participé à toutes nos guerres, il est courageux et sait comment traiter avec les Arabes.

En votre qualité de Chef d’état-major, vous avez certainement négocié directement avec les commandants des forces armés de l’OLP. Avez-vous pu utiliser ces contacts pendant les derniers événements ?

Au deuxième jour de l’intifada, j’ai contacté le major Dahlan et lui ai dit de stopper immédiatement le feu. Curieusement, il m’a répondu qu’il ne comprenait pas pourquoi nous avions si peu de blessés et de tués alors que le Fatah subissait des pertes importantes. Je lui ai répondu de laisser cette question de côté et de simplement cesser le feu car, pour ma part, j’étais prêt à donner un ordre dans ce sens immédiatement. Il m’a dit qu’il devait en référer à Arafat et qu’il me rappellerait… Je n’ai plus eu de nouvelles. Cela étant, sur le terrain, nous avons des contacts réguliers avec les commandants de la police palestinienne et la question qui revient sans cesse est: comment vous êtes-vous si bien préparés à nos attaques, comment se fait-il que vous ayez si peu de pertes ? Il faut savoir que côté palestinien, ils ont eu à ce jour 400 morts et 10'000 blessés. Il faut bien comprendre que nos soldats se trouvent dans une véritable guerre, bien que celle-ci n’ait pas été déclarée. Dès le début des hostilités, nos ordres étaient clairs et sans ambiguïté: faire feu sur tout palestinien qui détient un fusil et qui fait mine de tirer.

Pensez-vous que cette situation peut encore durer longtemps et qu'elle risque de dégénérer en une guerre régionale ?

Il est possible que les palestiniens tentent d’approfondir et d’élargir la confrontation. A ce jour, tout indique que nous avons évité un conflit régional. Aucun de nos voisins ne souhaite pour l’instant se lancer dans une guerre contre Israël – ni les pays avec lesquels nous avons un traité de paix, ni même la Syrie, car tous connaissent notre force.

Estimez-vous que le retrait unilatéral du Sud-Liban constituait, d’un point de vue strictement militaire et stratégique, une décision juste ?

Nous avons toujours pensé que la seule façon correcte de quitter le Sud-Liban se trouvait dans le cadre d’un accord bilatéral. Le retrait unilatéral était donc simplement une décision politique qui, à notre avis, a des conséquences stratégiques négatives qui affecteront l’avenir. En effet, notre évacuation a permis de faire croire à nos adversaires qu’Israël, en raison des pertes qu’il a subies, n’a plus la force de faire face à la guérilla menée par le Hezbollah. Il est possible qu’à court terme cette décision ait eu des effets positifs mais, comme nous l’avions prévu et comme nous en avions averti les instances politiques, les agressions quotidiennes ont repris après trois mois. L’activité terroriste au départ du Liban n’est d’ailleurs pas uniquement entreprise par le Hezbollah, mais aussi par les forces palestiniennes du Liban où vivent 300'000 réfugiés arabes. Des organisations comme celles de Jibril et d’Arafat mettent tout en œuvre afin de continuer l’action violente. Je ne pense pas que dans les années à venir, notre frontière nord sera calme.

Il n’est pas possible de parler du Sud-Liban sans évoquer les otages israéliens enlevés en Israël par le Hezbollah. Avez-vous de leurs nouvelles ?

A vrai dire non. Nous ne savons pas s’ils sont toujours en vie et la négociation qui se passe aujourd’hui par l’entremise de l’Allemagne est longue et désespérante. Nous suivons l’affaire de très près, mais je crains qu’il ne faille s’armer de beaucoup de patience et d’espoir.

Sur un plan plus large, comment concevez-vous l’évolution de la course aux armements, surtout chimiques et nucléaires, en particulier en Iran et en Irak ?

Nous ne voyons pas de danger de confrontation directe avec l’Iran pour les mois et années à venir. Cela étant dit, notre plus grande menace à long terme se situe évidemment à l’Est et proviendra d’une coalition entre l’Iran, l’Irak et la Syrie. Dans cette perspective, le plus grand danger réside dans le développement des missiles sol-sol et des armes dites non conventionnelles. La combinaison de ces deux éléments constitue la plus importante menace militaire à laquelle Israël devra faire face à l’avenir.

Depuis votre accession au poste de Chef d’état-major, vous avez connu trois gouvernements et quatre ministres de la Défense. Parallèlement, vous avez vécu l’effondrement des accords d’Oslo. Comment envisagez-vous l’évolution de la situation ?

Je pense qu’aussi bien la confrontation que le dialogue avec les palestiniens seront à la fois longs et difficiles. Tous ceux qui estiment pouvoir régler le conflit en deux mois ou en deux ans ont tort. Nous ne sommes pas dans une situation qui permette l’établissement d’un accord global. Il faut procéder par étapes, de cessez-le-feu en accord de non-belligérance, d’accord intérimaire en accord partiel. Je n’ai d’ailleurs jamais caché que les dernières propositions Clinton comportaient des risques qui mettaient la sécurité d’Israël en péril. Il était impossible de négocier avec les palestiniens, le gouvernement Barak a pourtant tout essayé, il a fait des concessions dépassant toutes les lignes rouges fixées par Israël mais, bien que négociées sous le feu, celles-ci étaient considérées comme insuffisantes. De plus, les palestiniens refusaient toute forme de coopération pour arrêter les terroristes. Oui, nous voulons la paix. Oui, nous prions pour la paix, mais celle-ci ne peut pas être négociée dans une atmosphère de violence ou à n'importe quel prix. A ce jour, le climat de confiance qui existait dans une certaine mesure avant la reprise de la violence et du terrorisme a complètement disparu et il sera très long avant d’être rétabli. Je peux toutefois vous garantir que nous n’accepterons pas que d’une main les palestiniens tirent sur nos citoyens tout en signant des accords de l’autre.