Une tentative d’autobiographie
Par Le professeur Margers Vestermanis
Pour paraître sérieux, un curriculum vitae se doit de commencer par les années qui ont le plus marqué le développement personnel de l’intéressé. Mais nous qui sommes nés en 1925 n’avons rien connu de tel pendant les années d’avant-guerre. Notre adolescence touchait à sa fin lorsque les Soviétiques ont envahi la Lettonie. Onze mois plus tard, nous étions frappés par une autre catastrophe: l’occupation par l’Allemagne nazie. Ainsi, les premières années de notre vie consciente ont été brutalement interrompues par la guerre, la terreur et les massacres. Lorsqu’on jette un regard en arrière, on peut se demander comment nous sommes parvenus à survivre à l’extermination des Juifs, alors que nous étions jeunes, innocents, inexpérimentés et immatures. Je pense que nous le devons à l’héritage paternel.
Mon père était un véritable self-made man, un autodidacte. Il avait une telle soif de connaissances qu’il consacrait tout son temps libre à la lecture. Il y passait même parfois la nuit. C’était là quelque chose de tout à fait inhabituel pour un commerçant prospère et un grand industriel de son époque. Ce sont mes conversations avec mon père qui ont fait naître chez moi une certaine curiosité intellectuelle et les livres de sa bibliothèque, qui s’est enrichie au fil des ans, m’ont transmis la passion pour l’histoire. Nous étions abonnés à des journaux en allemand, en letton et en russe, et naturellement, nous recevions aussi le «Haint» yiddish et «L’Illustration yiddish». La langue allemande devait nous ouvrir les portes à la culture internationale, c’est pourquoi mon grand frère, ma grande sœur et moi fréquentions l’école allemande, que nous avons quittée en 1933 pour aller à l’école privée juive «Esra», où l’enseignement en letton a rapidement pris le dessus sur celui en allemand. Malgré le côté polyglotte de notre famille et de notre entourage – nous suivions en outre des cours privés d’anglais – nous avons reçu une éducation très juive, très éloignée cependant de toute pensée religieuse et de tout chauvinisme. De six à quinze ans, j’ai suivi des cours privés auprès d’un rabbin, qui m’a transmis les connaissances de base en matière de religion juive et des Saintes Écritures. Aux yeux de mes parents, un tel enseignement était nécessaire, car ils estimaient que les Saintes Écritures formaient la base de la culture juive et que nous nous devions de la connaître à fond, par respect pour nous mêmes. C’est ainsi que nous avons acquis le bagage le plus précieux sur le chemin de la vie, la condition la plus décisive pour notre survie: un sentiment national fort, ainsi que la volonté de nous affirmer.
Mes expériences des années de l’Holocauste ressemblent à celles de mes camarades: une brève détention à la prison centrale, suivie de deux ans dans le ghetto de Riga, puis le camp de concentration de Kaiserwald. De novembre 1943 à juillet 1944, je suis passé par les camps de Poperwahlen et de Dondangen, dans le nord de la Courlande. Tous les membres de ma famille avaient alors déjà été assassinés: mon frère, à qui D’ avait donné le don de la musique et qui étudiait au conservatoire, a été tué par balle le 15 octobre 1941 à la prison centrale; mes parents et ma sœur ont perdu la vie le 8 décembre 1941 à Rumbula. Pendant toute ma détention, j’ai échafaudé des plans d’évasion, j’ai même fait deux tentatives, qui ont échoué. Ce n’est que le 27 juin 1944 que plusieurs d’entre nous, détenus au camp de Dondangen, sommes parvenus à nous échapper au cours d’une marché forcée vers Ventspils. Au deuxième jour, alors que nous traversions une région boisée près d’Ugale, j’ai bondi par-dessus le fossé, sous les yeux médusés du commando SS qui nous accompagnait, pour atteindre la lisière salvatrice de la forêt. Au terme de plusieurs péripéties, j’ai croisé un groupe letton, la « fraternité des forêts », auquel j’ai pu me joindre. La Courlande s’est rapidement transformée en «cuvette de Courlande», où deux bataillons allemands, le 16ème et le 18ème, ont été isolés. Mais les bois étaient systématiquement passés au peigne fin et notre groupe a fini par être anéanti. A l’automne 1944, notre «clan» était formé de 27 hommes. Le 9 mai 1945, jour de la libération, il n’y avait plus que trois survivants. J’étais l’un d’entre eux.
J’aimerais encore ajouter au récit de ma détention certains faits peu connus relatifs au mouvement de résistance dans le ghetto:
Au printemps 1942, on m’a transféré au «TWL de la Waffen SS», suite à une présomption d’évasion du commando de travail «Kommandantur de la gare» (Bahnhofkommandantur). C’est là que j’ai rencontré un jeune homme de mon âge, fort énergique et téméraire, originaire des banlieues de Moscou, du nom d’Isja Dvorkin. Connaissant la raison de mon transfert punitif, il m’a invité sans détours à une réunion se tenant dans une cave à patates désaffectée sur la Liela Kalnu. Nous nous réunissions dans cette cave, sans jamais allumer de lumière. On y parlait en termes très généraux d’évasion et on y échangeait des expériences sur les camps de concentration. Nous étions certainement déjà à la fin de l’été 1942 lorsqu’Isja nous annonça que nous avions pu nouer des contacts avec un groupe de partisans à Latgale, par le biais d’un parachutiste soviétique. Il avait laissé entrevoir la possibilité pour quelques petits groupes du ghetto de se joindre aux partisans et dit que notre tour viendrait aussi, au moment opportun. Cet instant n’arriva toutefois jamais, puisque le mouvement de résistance fut trahi. Au cours de nos réunions, on chantait surtout : une marche, qui commençait par les mots: «Ghetto, ghetto, lève-toi de ton rêve tragique…» (Ghetto, Ghetto, steh uf fun dein tragischen Cholem…) ainsi que cette chanson:
«Dermon sech dem Monat Dezember,
Dern Jorzeit fun dein Weib un Kind
Men soll dir nischt darfen dermonen
Dem Ziel fun dein Leben geschwind.»

«Rappelle-toi le mois de décembre, date anniversaire de la mort de ta femme et de ton enfant. On ne devrait pas te rappeler quel est le sens de ta vie.» 
Je ne me rappelle que cette première strophe, qu’Isja avait probablement écrite lui-même sur une mélodie qui s’y prêtait bien. Nos réunions prirent fin brusquement le 31 octobre 1942, lorsque les résistants du service d’ordre du ghetto et les otages furent fusillés. Par la suite, je n’ai plus jamais rencontré aucun membre de notre groupe. Il est fort probable qu’à part moi, personne ne s’en soit sorti vivant. Mais les paroles de ce chant de résistance m’ont accompagné tout au long de ma vie et m’ont donné du courage dans les moments difficiles. C’est pourquoi j’aimerais les léguer à la postérité, en souvenir de ces années de guerre: «…Men soll dir nischt darfen dermonen dem Ziel fun dein Leben !»
Comme tous les survivants de Lettonie, j’ai moi aussi surmonté l’épreuve des années d’après-guerre: j’ai suivi des études, dans des conditions éprouvantes et suis devenu directeur de département au Service des Musées et Archives, malgré de nombreuses suspensions et une discrimination constante. Je suis en outre devenu chargé de cours, puis conseiller aux études. J’ai écrit plusieurs ouvrages sur l’histoire contemporaine et suis apprécié comme journaliste indépendant. En 1990, j’ai créé les Archives nationales juives, ainsi que le premier Musée juif de toute l’histoire de la Lettonie. Mes travaux de recherche sur la tragédie de l’Holocauste en Lettonie sont parus dans des éditions académiques allemandes, ainsi que lettones. Je dirige en outre un séminaire intitulé «Histoire de l’Holocauste» à l’Université de Lettonie.
Voici cinquante ans que nous survivons à notre mort. Ma vie a fini par être longue, même s’il est vrai qu’elle a été difficile, mais néanmoins marquée par quelques succès. Le destin impitoyable qui a fait périr nos êtres chers dans des conditions terrifiantes nous a épargnés. Nous avons eu des enfants et des petits-enfants.
Pouvons-nous cependant nous réconcilier avec un monde qui a assisté avec indifférence au génocide de millions de Juifs ?