Jérusalem et les républiques Baltes
Par Roland S. Süssmann
Depuis que les pays Baltes ont recouvré leur indépendance il y a environ dix ans, les relations entre Jérusalem et Riga, Vilnius et Tallin ont connu une évolution tout à fait spécifique. Afin de nous permettre de comprendre cette situation assez spéciale, nous avons rencontré S. E. Mme RONIT BEN DOR, Chargée d’affaires de l’État d’Israël en Lettonie, Lituanie et Estonie et second Secrétaire de l’ambassade à Riga. En réalité, Mme Ben Dor assure pleinement depuis près de treize mois la fonction et le travail d’un ambassadeur de rang, Jérusalem n’ayant nommé personne à ce poste. Bien que les bureaux de l’ambassade se trouvent à Riga, en Lettonie, les trois républiques Baltes sont considérées à titre tout à fait égal par l’État hébreu. Mme Ben Dor se rend dans chacune des deux autres capitales au moins une fois par mois.

Pouvez-vous en quelques mots décrire la nature des échanges qui caractérisent les relations entre Jérusalem et les trois capitales Baltes ?

Une grande partie de notre travail réside dans la tentative d’établir une relation «normale», qui en fait est directement liée à la façon dont ces pays examinent aujourd’hui leur conduite envers leurs populations juives pendant la Deuxième Guerre mondiale. Nous attendons d’eux qu’ils portent un regard honnête et qu’ils acceptent de reconnaître un certain nombre de faits. Tant que cela ne sera pas le cas, nous ne pourrons pas véritablement tourner la page et aller de l’avant, le passé hypothéquera lourdement l’évolution des contacts. Jusqu’en été 1999, nos relations étaient très difficiles, nous avions l’impression que nos efforts dans cette direction étaient vains. Il faut se souvenir que l’histoire des pays Baltes est très compliquée car ils n’ont presque jamais été autonomes, et le peu de temps qu’ils l’ont vraiment été, cette indépendance a été menacée par la tournure de la Deuxième Guerre mondiale et donc par deux forces, l’URSS et l’Allemagne. La première occupation russe, de 1940 à 1941, a été perçue par la majorité des diverses populations comme la pire expression du mal et par conséquent, une bonne partie a collaboré avec les Allemands, voyant en eux les «libérateurs», ceux qui en fait restauraient leur indépendance volée. A l’époque, les gens ignoraient naturellement qu’il existait un accord secret entre Ribbentrop et Molotov prévoyant la séparation des pouvoirs et que, par conséquent, la Russie allait de toute manière dominer les pays Baltes. Tout ceci n’excuse en rien le fait d’avoir collaboré activement aux atrocités nazies. Dans nos discussions avec les autorités de ces pays, il n’était d’ailleurs pas rare de les entendre mettre les exactions nazies et russes sur le même plan: «Vous (les Juifs) avez coopéré avec le NKVD/KGB par conséquent, il était «normal» que nous nous vengions en collaborant avec les nazis.» Ce genre de réflexion, certes en voie de disparition, est encore de temps en temps remis sur le tapis. On peut néanmoins affirmer qu’aujourd’hui, il y a un début de prise de conscience, la perception de l’histoire est en train de changer. La collaboration était pratiquée par une partie de la population et par les institutions, il serait donc injuste de dire que toute la population, sans exception, a collaboré. Il est également faux de parler «des» pays Baltes; la Lettonie, la Lituanie et l’Estonie sont trois nations, trois peuples et trois mentalités bien différents. Chacune de ces républiques a sa propre histoire à l’égard des Juifs. Il est donc très important que nous connaissions bien en détail toutes ces nuances et différences, cela nous permettant aussi de nous exprimer plus clairement au sujet du passé, de tenter de faire changer d’attitude nos interlocuteurs, bref d’être acceptés. Il s’agit d’un processus long et compliqué, mais qui semble être bien engagé.

Comment ce lourd passé influence-t-il les relations entre Israël et chacun des trois États baltes ?

Le fait de parler ouvertement de cette époque et de traiter ces questions constitue un problème de relations internationales et politiques. Chaque rencontre de travail, même simplement économique, d’aide technique ou de coopération pédagogique est immédiatement éclipsée par les problèmes du passé et la manière dont ces faits historiques sont traités aujourd’hui. Par exemple, lorsqu’un diplomate israélien se rend dans l’une des chancelleries de l’un des pays d’Europe occidentale, il évoque avec son interlocuteur des questions relatives aux problèmes politiques ou économiques du moment se rapportant aux deux pays. Personne ne parle de la manière dont l’État concerné traite son propre passé par rapport à la Shoa et ce qu’il entreprend pour faire toute la lumière sur ce sujet. Ici, 60% de l’entrevue sont consacrés à ce problème. Aujourd’hui, ce sont nos interlocuteurs qui abordent le sujet alors que pendant très longtemps, c’était nous qui prenions l’initiative tout en leur disant qu’en définitive, il s’agissait de leur problème et non du nôtre. Ils ont compris que tant que leurs gouvernements respectifs n’auront pas fait preuve d’une certaine bonne volonté et entrepris des démarches concrètes afin que leur collaboration avec les nazis concernant les massacres et les atrocités commis à l’égard de leurs populations juives ne sera pas clairement établie, reconnue et étudiée, Israël n’entretiendra pas des relations de coopération normales avec leurs pays.

Peut-on dire qu’il y a aujourd’hui une volonté politique de la part de ces trois gouvernements d’entreprendre les démarches qu’Israël exige d’eux et si oui, lesquelles ? volition

Cette intention existe concrètement en Lettonie et nous percevons des signes de bonne volonté en Lituanie. En ce qui concerne les Estoniens, certaines indications nous font penser qu’ils commencent à comprendre notre position, reconnaissant que la Shoa constitue un phénomène unique qui mérite d’être traité de façon tout à fait spéciale. Sur le plan pratique, la Lettonie, par exemple, fait des efforts suite à la création, par son Président, de la Commission historique internationale qui, d’une certaine manière, est devenue le centre des activités. Il a ainsi été décidé d’étatiser progressivement le Musée juif de Lettonie, ce qui lui donnera un statut officiel et tous les bénéfices qui en découleront. La Lettonie cherche à honorer les citoyens lettons qui ont sauvé ou caché des Juifs pendant la guerre. Elle envisage aussi de créer une fondation éducative afin d’enseigner la Shoa dans les écoles de manière significative. Il ne s’agit que d’un début car, malgré tout, aucun paragraphe de la législation ne permet de poursuivre des criminels nazis en Lettonie.

Hormis la question de la reconnaissance du passé, quels sont les domaines où la coopération entre Israël et les républiques Baltes est effective ?

Il existe un grand manque d’information de part et d’autre. De plus, les hommes d’affaires israéliens préfèrent s’attaquer à des marchés plus importants, car l’ensemble des trois États représente une population de seulement 8.5 millions, dont deux millions et demi en Lettonie. Travailler ici est intéressant, ne serait-ce qu’en raison du niveau très élevé des connaissances et du coût extrêmement bas de la main d’œuvre. Malgré tout, il y a quelques échanges commerciaux; les pays Baltes dans leur ensemble sont de grands exportateurs de bois et de métaux et Israël, pour sa part, exporte les articles traditionnels de son économie. Il y a également une bonne coopération universitaire et nous recevons de nombreux jeunes Lettons qui viennent en Israël suivre des cours de perfectionnement technique, en particulier dans le domaine médical et commercial.

Vous nous avez parlé de la Lettonie, mais il faut rappeler l’importance qu’a eu la communauté juive de Lituanie à travers les siècles. N’oublions pas que la fameuse personnalité rabbinique, le Gaon de Vilna, a particulièrement marqué l’histoire juive et que l’une des plus importantes versions du Talmud, réalisée dans cette ville, est encore aujourd’hui réimprimée sous le nom du «Talmud de Vilna». Quelle est l’attitude actuelle de la Lituanie face à sa collaboration active avec les criminels allemands ?

Effectivement, l’ampleur de la catastrophe est bien plus importante en Lituanie que dans les autres pays Baltes, ce qui ne réduit en rien les responsabilités de la Lettonie et de l’Estonie. N’oublions pas qu’environ 95% de la population juive de Lituanie a été exterminée sur sol lituanien. En été 1941, c’est-à-dire sous les Soviétiques, la Lituanie comptait deux cents communautés vivantes et dynamiques, avec toutes leurs infrastructures, leur vie culturelle, leurs synagogues, écoles, yeshivoth, hôpitaux etc., etc. Or, entre les mois de juin et de septembre 1941, toutes les communautés sauf quatre (transformées en ghettos) ont totalement disparu. Où ces 196 communautés se sont-elles volatilisées en quatre mois ? Il est vrai que certaines troupes allemandes étaient stationnées en Lituanie, mais elles n’étaient pas assez nombreuses pour pouvoir exécuter autant de monde en si peu de temps. Qui les a aidées ? Toutes ces questions ont été posées lors de la session d’ouverture de la Commission internationale d’historiens en Lituanie qui, en juin 1999, a reçu pour la toute première fois des participants d’Israël, qui ont justement soulevé ces interrogations. Il est intéressant de noter que le Président de la Lituanie était présent à la session d’ouverture et que selon lui, la recherche de la vérité constitue une affaire de conscience pour son pays. Il faut bien comprendre que c’est là un progrès considérable, sans précédent. Il s’agit probablement d’une conséquence positive du sommet de Stockholm. Sur le plan pratique, le Président a nommé un «ambassadeur aux affaires juives», un historien agissant sous un décret présidentiel qui veut qu’un groupe de travail national soit mis en place afin d’établir un programme d’études de la Shoa en Lituanie. La plate-forme de ce comité comprend une centaine de projets touchant à tous les aspects de la vie sociale et culturelle du pays: recherche historique à proprement parler, production d’un documentaire, envoi de 25 professeurs à Yad Vachem pour suivre un cours spécial sur l’enseignement de la Shoa, etc. Un projet similaire existe aussi en Lettonie.

Quelle est l’attitude de l’Estonie dans la recherche de la vérité historique de la Shoa ?

Comme dans les autres républiques Baltes, la présidence de ce pays a établi une commission historique internationale. Si en Lettonie et en Lituanie ces comités ont nommé des sous-commissions spécifiquement chargées de la Shoa qui, par conséquent, la traitent comme un phénomène particulier en soi, tel n’est pas le cas en Estonie. Là, la délégation considère la période de l’occupation allemande 1941-44 comme un événement historique, sans mettre un accent spécial sur la question de la Shoa. L’étude générale de cette période critique impliquant plusieurs autres phénomènes, il est tout à fait inacceptable que la Shoa soit mise au même niveau que ceux-ci. En Lettonie et en Lituanie, des experts de Yad Vachem ont été invités à participer aux travaux, en particulier le Dr Dov Levin et le Dr Itzhak Arad, ce qui n’est pas le cas en Estonie puisque pour elle, la Shoa en tant que telle ne constitue pas un sujet en soi.

Qu’en est-il des relations commerciales ?

Contrairement aux deux autres pays qui exportent surtout du bois, l’Estonie, de par sa situation géographique, est plus tournée vers la Finlande et donc activement engagée dans la haute technologie et la téléphonie.

Quelles sont vos relations avec les communautés juives des différents pays Baltes ?

Nous entretenons de très bons rapports avec toutes les instances communautaires. En ce qui concerne l’émigration vers Israël, le potentiel est de plusieurs dizaines de milliers de personnes mais pour l’instant, la situation est stagnante bien que, depuis le début du printemps, l’Agence juive nous ait signalé une augmentation de départs de l’Estonie, ce qui nous étonne étant donné qu’il n’y a pas eu d’éléments nouveaux expliquant ou justifiant ce phénomène.

Pour terminer, si vous le permettez, une question personnelle. Sur le plan émotionnel, vous devez être très affectée lorsque vous voyagez dans tous ces pays où tant de communautés juives ont vécu et disparu. Comment vivez-vous cette situation ?

C’est effectivement difficile, mais j’ai réussi à établir une sorte de barrière psychologique. Il faut bien se rendre compte que lorsque je me rends en voiture de Riga à Vilnius, je passe dans de nombreux lieux, comme Ponevish et Kovno pour ne citer que les plus connus, où il existait des communautés juives et où des massacres ont eu lieu. Cela dit, en tant que Juive et Israélienne, j’ai été élevée avec la connaissance de la Shoa qui, dès ma plus tendre enfance, faisait partie de mon héritage et de mon quotidien. Elle est en moi et influence ma façon de penser et d’agir envers mon environnement et moi-même, à chaque minute de ma vie. Il ne fait aucun doute qu’une personne incapable d’établir la barrière psychologique que je viens de mentionner ne peut pas assurer la fonction de diplomate israélien dans ces régions.