Ma vie pour Israël
Par Roland S. Süssmann
«En ce qui me concerne, il m’est arrivé beaucoup de choses depuis que j’ai quitté Rujenoy il y a si longemps, qui toutes auront été un privilège. J’ai participé à des événements capitaux, dont le plus grand, sans aucun doute, a été la naissance d’un État juif sur la Terre d’Israël. J’ai porté les armes et travaillé avec les plus braves et les meilleurs des hommes et des femmes. Ils ont partagé avec moi des missions dangereuses et des responsabilités ardues… Quant à la postérité, si l’histoire se souvient de moi, j’espère que ce sera de l’homme qui a aimé la Terre d’Israël et l’a protégée de toutes les façons possibles.» C’est en ces termes simples que YITZHAK SHAMIR conclut ses mémoires qu’il vient de publier dans un livre captivant de 500 pages, où il lève un petit coin du voile sur ses activités passées, sur sa vie, ses actes et ses relations avec les divers leaders politiques de son temps.
L’ancien Premier ministre d’Israël a marqué l’histoire récente de l’État juif bien avant sa création. En effet, il a participé dans la clandestinité à l’indépendance juive dans la Palestine des années quarante, puis a passé dix ans dans le Mossad avant de jouer un rôle de tout premier plan sur la scène nationale et internationale où se sont révélées ses qualités remarquables de leader juif fort et déterminé.
Bien que le livre de M. Shamir soit rempli de détails, qu’il y rappelle la philosophie de la droite politique et y analyse la complexité du processus de négociations avec les Arabes, de nombreux points d’interrogation subsistent. Afin d’en savoir plus, nous avons été à la rencontre de M. Shamir qui, comme toujours (voir SHALOM Vol. 24 et 26), nous a reçus très chaleureusement.

Dans vos mémoires, vous évoquez l’éducation juive, sioniste et hébraïsante dont vous avez bénéficié dans le petit village de Rujenoy en Pologne. Pensez-vous que toute la force et la détermination dont vous avez fait preuve tout au cours de votre carrière trouvent leur source dans cette formation ?

Ceci a été la base de mon éducation, de ma conscience et de mon savoir. Je suis Israélien à part entière et depuis toujours. Je suis né en Pologne mais, dès mon enfance, je me suis toujours considéré comme un citoyen d’Israël. A l’âge de six ans, j’ai réalisé que j’appartenais à la nation juive et cette identité forte et sans équivoque m’a guidé et encouragé dans l’action tout au long de ma vie. Avant la Shoa, il y avait en Pologne environ trois millions et demi de Juifs qui tous étaient animés par ces mêmes motivations. Je pense qu’aujourd’hui, il est indispensable de créer dans le monde entier des écoles juives fonctionnant dans cet esprit, et ce n’est que si la jeunesse juive connaît notre histoire et l’hébreu qu’elle pourra s’identifier avec Israël ce qui, en définitive, permettra à notre nation de se maintenir. Il est primordial de tout mettre en œuvre afin qu’un maximum de Juifs viennent s’installer ici. A cet égard, j’estime qu’une augmentation progressive de la population à dix millions de personnes constitue un chiffre tout à fait réaliste.

D’où viendraient-elles ?

Principalement des États-Unis où vivent cinq à six millions de Juifs et le reste d’un peu partout dans le monde, bien évidemment de Russie. L’alyiah, l’immigration, doit constituer la toute première priorité du gouvernement d’Israël et un effort international d’envergure doit être organisé sous l’égide du bureau du Premier ministre.

En écoutant Éhoud Barak évoquer ses priorités, le mot «alyiah» est totalement absent de son vocabulaire. Qu’en pensez-vous ?

C’est une faute très grave. Lorsque j’étais Premier ministre, cette question était la toute première sur mon ordre du jour et par conséquent, j’ai obtenu des résultats en amenant un million d’individus en Israël. Aujourd’hui, tout le monde peut constater que cette immigration massive a apporté beaucoup de bonheur au pays, tant sur le plan économique que démographique. Si le Premier ministre ne fait pas face à cette responsabilité, Israël sera en proie à d’énormes difficultés. A cet égard, je vous renvoie à l’épilogue de mon livre où je dis notamment: «… Le gouvernement, manquant tant de créativité intellectuelle que d’optimisme, a choisi de se désintéresser de la continuité de l’immigration, comme si le Rassemblement n’était plus nécessaire, comme si le nombre d’habitants juifs d’Israël n’avait plus d’importance, comme si on ne devait plus s’inquiéter de la démographie. Quel manque de perspective et quelle erreur ! Il faut voir la vérité, si alarmante qu’elle soit: l’avenir d’Israël sera en jeu si l’immigration se réduit à un mince filet ou s’arrête complètement, ce qui pourrait bien arriver. Ne faisons pas d’erreur là-dessus. Je le dis carrément: sans une immigration nouvelle, continue et massive, l'existence de l’État juif sera finalement mise en danger. A long terme, l’immigration sera vraisemblablement plus importante pour la survie d’Israël que sa sécurité militaire… La victoire dépendra de la qualité et de la ténacité de nos efforts. Elle n’arrivera pas dans un climat d’inertie officielle et de manque de conviction.»
Il est donc indispensable que le bureau du Premier ministre lance un vaste programme éducatif, surtout aux États-Unis, afin que des centaines d’écoles juives soient créées avec, comme priorité, l’enseignement de l’hébreu et de notre histoire, avant d’étudier les autres matières.

Estimez-vous que l’identification avec le pays passe avant tout par la connaissance de la langue ?

Absolument, car la langue et la culture sont l’âme et le sentiment juifs.

Plus que la religion ?

Je ne suis pas contre la religion, elle n’empêche rien, au contraire elle peut apporter un plus.

Toute votre action, en particulier sur le plan politique, a été guidée par la vision sioniste de Zeev Jabotinsky qui peut se résumer ainsi: «une majorité juive sur toute la terre biblique d’Israël.» De plus, vous avez toujours rejeté la facilité et la tranquillité immédiate, optant pour la difficulté du moment, la confiance et la patience. Or aujourd’hui, tout indique que le gouvernement en place est adepte de la première façon d’agir et a pour principal souci de faire «ce que l’on attend de lui» au lieu de tenir bon et de défendre ses idées. Comment analysez-vous cette situation ?

Toute cette question de la détermination et de la force trouve en fait sa réponse dans la taille de notre population. Aujourd’hui il y a cinq millions de Juifs en Israël, mais nous ne pourrons nous affirmer valablement que si nous sommes plus nombreux. Comme vous le savez, nous avons un grand nombre de rivaux et d’ennemis et le seul moyen d’être certains que jamais personne ne pourra battre Israël et que la politique des concessions unilatérales sera abandonnée réside dans le fait que nous soyons nombreux et dotés d’une identité forte basée sur la connaissance de notre langue et de notre histoire. Je ne le répéterai jamais assez !
La majorité naturelle de la population d’Israël est fondamentalement de droite parce que la droite, c’est le nationalisme, c’est-à-dire le véritable sentiment juif dont la religion en est une des composantes. Tout le monde le sait, la presse en tête, mais la gauche est au pouvoir parce qu’elle est plus flexible.

Lorsque vous étiez à la tête du Lehi, vous n’aviez pas désapprouvé l’assassinat du comte Folke Bernadotte, dont le plan de paix aurait ouvert indiscutablement la voie vers l’anéantissement de l’État juif quelques semaines après sa naissance. Pourquoi aucun gouvernement d’Israël, y compris le vôtre lorsque vous étiez Premier ministre, n’a-t-il jamais prôné l’assassinat d’Arafat qui, en définitive, poursuit les mêmes buts ?

L’affaire Bernadotte constitue un tout petit épisode. Quant à Arafat, il faut savoir qu’un gouvernement n’assassine pas. Je n’ai jamais pensé qu’il était utile de tuer Arafat. Nous avons mené une lutte et des guerres, mais pour moi la bataille essentielle se situe sur de tout autres plans. J’estime que l’immigration et la rivalité économique sont bien plus importantes, ce qui n’empêche pas qu’il faut se battre. D’ailleurs, il faut bien se rendre compte que la priorité de la lutte arabe contre nous est de combattre l’immigration juive. Les émeutes, pour ne pas dire les pogromes des années 1929, 1936, le terrorisme et l’intifada s’inscrivent dans un seul et même esprit: décourager et stopper l’immigration juive. C’est la base de toutes les guerres que nos voisins mènent contre nous et dans lesquelles ils sont activement soutenus par l’ensemble des États arabes.

Dans le cadre de l’immigration juive en provenance de l’ex-URSS, il y a une grande proportion de non-juifs. Selon vous, comment faut-il faire face à ce problème ?

C’est en fait assez simple. Il suffit d’accélérer le mouvement de conversion, car tous ceux qui sont venus vivre ici et qui sont restés veulent être juifs. En réalité, ils n’ont pas d’autre choix. En Russie même, il existe des programmes israéliens de conversion, des écoles hébraïques, des salles de lecture de la presse israélienne, etc. Un certain effort, bien entendu insuffisant, y est entrepris afin de préparer les immigrants à vivre en tant que Juifs en Israël.

Lorsque vous étiez Premier ministre, vous n’avez pas lancé de mouvement de peuplement massif dans le Golan. Pourquoi ?

Nous n’aurions jamais pu imaginer qu’un Premier ministre d’Israël aurait un jour l’idée d’abandonner le Golan. Un tel projet ne sera d’ailleurs jamais accepté par la population et provoquera la chute du Premier ministre ayant de tels desseins. Que se passerait-il en Suisse si un politicien proposait d’abandonner Zürich ? Quant au développement du Golan, nous ne pouvions pas tout faire en même temps, nous avons donné la priorité à la construction et au peuplement de la Judée-Samarie.

En parlant de ces territoires si controversés, quelle était votre relation avec sa population et les dirigeants du mouvement de peuplement ?

Tout comme moi, ils estiment que la Judée et la Samarie font partie intégrante d’Israël et qu’il s’agit de terres qui ne sont ni occupées ni restituables. Il s’agit de gens courageux, intègres et déterminés, qui mettent en pratique ce qu’ils prêchent. Malgré toutes les énormes difficultés, ils ont construit leurs foyers en Judée-Samarie, estimant que Juifs et Arabes peuvent y vivre ensemble sous la souveraineté d’Israël. Ce sont des croyants convaincus. Je les ai toujours admirés et je suis sûr qu’un jour, le pays les honorera comme il vénère ses pères fondateurs. Je leur ai souvent rendu visite, j’ai assisté à leurs modestes cérémonies de défrichage et leur ai toujours fait savoir qu’ils avaient mon soutien total.

Au cours de votre carrière, vous avez rencontré les plus grands de ce monde et vous racontez de nombreuses anecdotes sur ces réunions dans votre livre. Quelle est la personnalité politique qui vous a le plus impressionné ?

Pour moi, il existe deux sortes de politiciens étrangers, ceux qui sont positifs à notre égard et ceux qui ne le sont pas. Je pense que le président Ronald Reagan et Georges P. Schultz étaient ceux qui avaient le mieux compris quels étaient nos impératifs et nos nécessités et qui, par conséquent, étaient authentiquement bien disposés envers Israël.

Dans vos mémoires, vous parlez un peu de la manière dont vous concevez l’avenir. Vos perspectives ne sont sommes toutes pas très réjouissantes, car vous dites: «Il y aura peut-être un quelconque semblant de paix pendant un temps, Israël repoussé en arrière, cerné par les frontières de 1967, le développement des implantations fini, certaines implantations démantelées, le reste survivant comme en état de siège, le plateau du Golan, ou une grande partie de celui-ci rendu à notre plus implacable ennemi, malgré son importance vitale pour nous, certains accords urbains temporaires inacceptables pour Jérusalem-Est qui ne seront jamais respectés, une nation dirigée par des gens qui ont fait de la paix leur but suprême, la vénérant comme un veau d’or, sacrifiant les valeurs et les élans qui ont rendu Israël unique et l’ont placé au cœur de la communauté juive mondiale.» Dans ces conditions, y a-t-il un avenir pour Israël ?

Bien entendu qu’il y a un avenir pour Israël car «Netzakh Israël lo Yishaker», la pérennité d’Israël ne saurait être démentie. Cela étant dit, je pense que l’analyse que vous venez de citer est juste, mais à court terme. A long terme, je suis optimiste car je pense que sur les 13 millions de Juifs que compte actuellement le monde, la moitié au moins se joindra à nous pour que notre population atteigne la masse critique des dix millions qui assureront la viabilité dont Israël a tellement besoin. Je ne serai plus là pour le voir, mais je sais qu’un jour des milliers et des milliers de jeunes Juifs de monde libre choisiront de s’installer ici afin de revigorer l’État et de lui permettre de progresser. C’est une question de temps. Il est vrai que les concessions actuelles sont dangereuses et contre nos intérêts, il faut donc que le gouvernement change. Pour ce faire, comme nous sommes dans une démocratie, il faut convaincre le peuple.

Nous nous sommes encore entretenus longtemps avec Yitzhak Shamir. Avec ce personnage hors pair de notre histoire contemporaine, nous avons évoqué ses idées sur la Shoa, ses rencontres avec les plus grands de ce monde, ses liens avec sa famille, la guerre du Golfe, ses opinions sur certains politiciens israéliens pour lesquels il a la dent dure, ses relations avec le monde religieux, avec la Diaspora, les secrets qu’il ne révèle pas, estimant toujours être lié à une obligation de réserve, etc. Tous ces éléments font que nous ne pouvons qu’encourager nos lecteurs à acheter son livre au sous-titre des plus évocateurs: «Mémoires de combat».