D’un trait de plume ?
Par Roland S. Süssmann
Le résultat des dernières élections parlementaires israéliennes est assez surprenant. Nous avons assisté d’une part à la défaite foudroyante des deux grands partis traditionnels et d’autre part, à la montée fulgurante de Shass, le parti ethnique des ultra-orthodoxes marocains, ainsi qu’au succès des partis antireligieux tels Meretz et Shinouï de Tommi Lapid, ce dernier ayant été élu sur une plate-forme basée exclusivement sur la haine de la population religieuse israélienne. Afin de nous permettre de comprendre cette nouvelle situation, ce qu’elle propose et implique, nous nous sommes adressés à l’un des plus fins analystes de la politique israélienne, S.E.M. MEÏR ROSENNE, éminent juriste international, conseiller juridique de Menahem Begin lors des négociations de Camp David et ancien ambassadeur d’Israël à Paris et à Washington.


Pouvez-vous brièvement analyser la nouvelle Knesset qui est sortie des urnes le 17 mai 1999 ?

La Knesset actuelle est composée du plus grand nombre de partis que le parlement ait connu depuis la création de l’État. Le résultat de cette donne est qu’aujourd’hui, le pouvoir de négociation de chacun des partis est beaucoup plus fort qu’avant. D’un autre côté, le gouvernement actuel dispose d’une très large majorité, puisqu’en fonction du dernier amendement de la loi fondamentale, il est possible de nommer 24 ministres ainsi qu’un nombre supplémentaire important de secrétaires d’État, si bien qu’environ 40% des membres de la Knesset peuvent faire partie du gouvernement. Du fait qu’un grand nombre de députés rempliront également des fonctions gouvernementales et par conséquent ne pourront pas participer aux débats de la Knesset, le travail du parlement sera rendu plus difficile. L’idée d’adopter le système dit «norvégien» selon lequel un membre du gouvernement doit démissionner du parlement a été évoquée, mais je ne pense pas que cette loi ait des chances de passer. Il ne faut pas oublier qu’aucun député, ministre ou secrétaire d’État n’est prêt à risquer son siège pour une nomination ministérielle.

Le fait que les partis religieux et antireligieux soient si fortement représentés à la Knesset reflète-t-il une radicalisation de ces deux pans de la société israélienne ?

Absolument pas. Je pense que le succès de Shass, qui a beaucoup mieux réussi que le Parti national-religieux Mafdal, est dû à la campagne antireligieuse menée par le passé par certains gouvernements ainsi qu’aux discours de quelques députés qui n’ont cessé de critiquer la Bible et les principes de base du judaïsme, tout en se faisant un plaisir de dénigrer tous les grands personnages de l’histoire juive. Il s’agit donc d’une réaction à ces agissements. De plus, le Parti Shass a démontré qu’il était prêt à faire des efforts pour résoudre les grands problèmes sociaux, notamment dans les domaines de l’instruction et de l’aide aux familles nombreuses.


Ehoud Barak et la gauche disposent donc d’une coalition très confortable. Cette réalité ne lui facilitera-t-elle pas extrêmement la tâche pour gouverner ?

Non, car les divisions d’opinions entre les différents groupes et groupuscules sont importantes, surtout sur le plan de la politique étrangère. Ehoud Barak est d’ores et déjà très critiqué pour avoir consacré, depuis sa prise de pouvoir, la majorité de son temps à la politique étrangère et à la visite de capitales sans prêter attention aux questions intérieures du pays, notamment aux problèmes économiques. Des voix se sont également élevées dans ses propres rangs contre sa décision d’occuper, à l’image de Rabin, le poste de ministre de la Défense en plus de celui de Premier ministre. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque, Itzhak Rabin était très fortement aidé par Shimon Peres qui lui-même a une grande et longue expérience au sein de ce ministère. De plus, les problèmes de la défense d’Israël sont bien plus complexes aujourd’hui que par le passé, notamment en raison de la livraison de missiles dangereux à nos voisins arabes et des développements inquiétants aussi bien en Iran qu’en Irak. Cette situation exige qu’Israël dispose d’un ministre de la Défense à temps complet.

Malgré toutes les critiques dont Ehoud Barak peut faire l’objet, il n’en reste pas moins qu’il peut s’appuyer sur une solide majorité. Dans ces conditions, l’opposition a-t-elle une chance, même minime, de renverser ce gouvernement ou en tout cas de lui rendre la vie difficile ?

L’opposition qui existe aujourd’hui au parlement ne peut pas, du point de vue numérique, renverser le gouvernement. Il ne faut toutefois pas oublier que si, à l’époque de Menahem Begin, Israël a pu renoncer au Sinaï, c’est parce qu’il n’avait pas Begin dans l’opposition. L’opposition actuelle est beaucoup plus forte dans le pays qu’au sein du parlement et il faut bien comprendre que les décisions ne sont pas toutes prises uniquement à la Knesset. Rappelons que 1'400'000 Israéliens ont voté pour Benjamin Netanyahou et que les 180'000 Israéliens vivant dans les territoires administrés ont de la famille partout en Israël. Il s’agit là d’une force qui peut jouer un rôle non négligeable dans le processus démocratique. De plus, au cours des 32 années qui se sont écoulées depuis la Guerre des Six Jours, d’importants changements sur le terrain ont eu lieu. Il est absolument impossible de supprimer ces réalités et la vie de toute une génération d’un simple trait de plume.
Concernant les possibilités d’action de l’opposition, elle a fait preuve de sa détermination le jour même où les membres de la nouvelle administration ont prêté serment, en déposant une motion de censure contre le gouvernement. Depuis lors, l’opposition ainsi qu’un groupe d’individus ne cessent de s’adresser à la Cour suprême afin d’attaquer et de faire invalider les décisions prises par le gouvernement qui, selon eux, seraient contraires à la loi. Cette forme de harcèlement occupe et préoccupe gravement le gouvernement si bien que ses jours de grâce ont été assez limités.


Pourquoi ?

Il faut se souvenir que pendant la campagne électorale, de nombreuses promesses ont été faites. Or, comme c’est souvent le cas, les actes suivant les élections ne correspondent pas aux promesses faites pendant la campagne électorale. Si je me réfère à quelques petits détails, je rappellerai les discours antireligieux du Premier ministre qui, aujourd’hui, gouverne avec les partis religieux, ou encore l’engagement de mettre fin à l’exemption du service militaire pour les religieux. Les exemples de promesses non tenues sont nombreux. Il est vrai que Moché Dayan avait pour habitude de dire qu’«en politique, le délai de prescription est de 24 heures», mais je ne crois pas que la mémoire des Israéliens soit aussi courte que cela.


Malgré tout, pensez-vous que Ehoud Barak sera à même de mener une politique qui aboutira à la paix avec les Arabes ?

Le gouvernement va certainement rencontrer des difficultés dans la mesure où les Syriens sont uniquement prêts à négocier sur la base d’un retrait total des Israéliens du Golan. Quant à la suite des pourparlers avec les palestiniens, ils manifestent d’ores et déjà des signes d’animosité et des critiques assez violentes. Ce sont là les fruits d’une campagne électorale qui était axée sur deux points essentiels: d’une part le fait de diaboliser Benjamin Netanyahou comme l’homme opposé à la paix et responsable du manque de progrès dans les négociations avec les palestiniens, et d’autre part l’idée de vouloir «rendre le sourire aux Israéliens en ouvrant une nouvelle époque au cours de laquelle tous les problèmes seraient résolus». Cet aspect de la campagne a été soutenu et propagé de façon exagérée par la communauté internationale qui a présenté Ehoud Barak comme «la clé» de la solution de tous les problèmes du Moyen-Orient. Or ici, rien n’est simple, les flonflons, les accolades et les applaudissements font vite place aux dures réalités qui, au lendemain des élections, sont identiques à celles de la veille. Elles se résument ainsi: les Arabes demandent un retrait total d’Israël des territoires administrés, l’établissement de Jérusalem comme capitale de l’état palestinien et le droit de retour pour tous les réfugiés arabes. Or ceci est extrêmement dangereux car dans le monde arabe, on a créé délibérément l’image d’un nouveau chef de gouvernement israélien tellement désireux de plaire au monde et avide de réussir rapidement qu’il est évident qu’il renoncera à toutes les exigences de la sécurité d’Israël. Or, bien qu’ayant un style différent de Benjamin Netanyahou, le nouveau Premier ministre est passé par la même école que son prédécesseur et après 34 années de service militaire, il est évident que les questions de la sécurité de l’État d’Israël n’ont pas de secret pour lui et qu’il en connaît l’importance. De plus, Ehoud Barak a promis d’organiser un référendum avant tout retrait et je ne vois pas comment il pourrait obtenir une majorité à cette interrogation populaire au cas où l’enjeu serait de remplir toutes les exigences arabes. Je ne crois pas non plus qu’avec toute sa volonté de réussir, le Premier ministre pourra renoncer à Jérusalem et accepter le retour des réfugiés arabes. De plus, il ne faut pas oublier que tout État a la responsabilité de ses citoyens. Lorsque les pays arabes et le monde occidental comprendront que les exigences arabes ne peuvent pas être remplies, nous assisterons vraisemblablement à une recrudescence du terrorisme, ce qui sera intolérable, même pour Ehoud Barak. Malheureusement, aujourd’hui, on entend seulement parler des souffrances et des injustices commises à l’égard des palestiniens et on a tendance à oublier les peines et les victimes juives survenues au cours de ce siècle.
Finalement, quel que soit le gouvernement en place en Israël, la problématique se résume à une seule question fondamentale: le monde arabe veut-il oui ou non la paix avec Israël ? Il faut savoir qu’aucun gouvernement israélien n’acceptera des conditions risquant de mettre en danger l’existence de l’État, ce uniquement dans le but de bénéficier d’une bonne presse. Ceux qui veulent croire que grâce à l’élection de Ehoud Barak la paix au Moyen-Orient est pour demain ne vont pas tarder à déchanter.