Soulager les souffrances à quels risques ?
Par le rabbin Shabtaï A. Rappoport
K. est un physicien âgé de 45 ans qui souffre depuis un certain temps d'un cancer du poumon, en phase terminale d'après les médecins. Dernièrement, il éprouve d'insupportables douleurs à la poitrine qui le tourmentent bien plus que la conscience de sa fin prochaine. K. reçoit de la morphine par voie orale pour soulager ses douleurs.

Dès le début du traitement, il a été constaté que des doses supérieures à la moyenne seraient nécessaires pour obtenir l'effet analgésique désirable. Selon les explications fournies par le médecin, le seuil de transmission du sang au cerveau étant très individuel, il se peut que chez K., seule une fraction de la dose administrée atteigne les récepteurs de la douleur. La maladie progressant, on a dû augmenter les doses de morphine et à l'heure qu'il est, on est parvenu au stade où l'on craint que la quantité de morphine administrée risque d'avoir un effet nocif pour le corps et même d'entraîner une issue fatale. En Juif sincère, K. abhorre l'idée même de suicide ou d'euthanasie, en dépit de ses souffrances intolérables; pour lui, toute idée de meurtre est absolument impensable. Il se trouve donc face à un dilemme: a-t-il le droit de mettre sa vie en péril - bien qu'il soit de toute façon condamné - afin de tenter de soulager ses souffrances ?
Le Talmud (Avoda Zara 27b) permet de mettre en péril une vie "non durable" - également appelée "la vie d'une heure", celle d'une personne dans un état terminal - lorsqu'il s'agit de tenter un traitement ou d'essayer de la sauver. Au cours d'une telle tentative, "la vie d'une l'heure ne doit pas être considérée". Cette conclusion est fondée sur le récit biblique (II Rois VII, 3-4) des quatre hommes lépreux décidant de se rendre à l'ennemi qui les assiégeait en raisonnant ainsi: "Pourquoi rester ici à attendre la mort ? Si nous nous décidons à entrer dans la ville où règne la famine, nous mourrons; si nous demeurons ici, nous mourrons également. Eh bien, allons-nous jeter dans le camp des Syriens; s'ils nous laissent en vie, nous vivrons, et s'ils nous tuent, nous mourrons." Le Talmud conclut: "Il s'agissait là de la vie d'une heure [qu'ils avaient le droit de mettre en danger] ! Cela implique que la vie d'une heure ne doit pas être prise en considération."

Par ailleurs, le Talmud stipule (Ketouboth 33 a-b) qu'un supplice qui se poursuit indéfiniment peut être considéré comme pire que la mort. Rav Ashi s'interroge: "Comment savons-nous que la peine de mort est plus sévère que le supplice des coups de fouet ? Les coups de fouet sont peut-être un châtiment plus sévère, parce que Rab a dit: Si on avait fouetté Hananiah, Mishael et Azariah (Daniel, III, 15), auraient-ils adoré l'image d'or ?" Le Talmud répond: Ne fais-tu pas une distinction entre un supplice qui a une limite (le nombre de coups de fouet infligés par le Tribunal est limité à quarante) et un supplice qui n'a pas de limite (si Hananiah, Mishael et Azariah avaient dû endurer ce châtiment, il n'y aurait pas eu de limite au nombre de coups administrés) !

On pourrait donc faire le raisonnement suivant: puisqu'il est permis de mettre en péril la "vie d'une heure" en tentant de prévenir la mort, et puisqu'un supplice sans limite est pire que la mort, il s'ensuit qu'il est permis de mettre en péril la "vie d'une heure" lorsque l'on tente de prévenir un supplice, notamment de soulager une souffrance insoutenable. Cette argumentation est toutefois erronée. Tuer une personne dont la vie n'est plus qu'une "vie d'une heure" est un meurtre semblable à l'assassinat d'une personne en parfaite santé. Mettre sa propre vie en péril est interdit parce que cela révèle un mépris pour le caractère sacré de la vie humaine et constitue donc, dans un sens, un acte semblable au meurtre. Cependant, lorsque l'on prend ce risque afin de préserver sa vie ou afin de la sauver, loin de constituer une manifestation de mépris, cet acte révèle au contraire une considération suprême pour la vie. L'individu, dans ce cas, met en péril sa "vie d'une heure" parce qu'il a une chance de gagner des années de vie saine et normale. On voit donc que l'autorisation de prendre des risques avec une vie non durable n'a pas été accordée dans le but de faire profiter la personne ou d'améliorer la qualité de sa vie non durable, mais uniquement dans le but de gagner la vie elle-même.

Le Talmud (Avoda Zarah 37b) fait le récit terrible de l'exécution de rabbi Hanina Ben Teradion par les Romains: "Ils s'emparèrent de lui, l'enveloppèrent dans le Rouleau de la Torah, placèrent des fagots autour de lui et les allumèrent. Ils apportèrent ensuite des touffes de laine qu'ils avaient imbibées d'eau et les mirent sur son coeur afin qu'il n'expire pas trop rapidement. Ses disciples s'écrièrent: 'Rabbi, ouvre ta bouche, afin que le feu s'introduise en toi [et mette un terme à ton supplice]'. Il leur répondit: 'Que Celui qui m'a donné mon âme me l'ôte, mais nul ne doit porter atteinte à sa personne'. Le bourreau lui dit alors: 'Rabbi, si j'augmente la flamme et enlève les touffes de laine de ton cýur, pourras-tu me faire entrer dans le monde à venir ?' , 'Oui' dit-il. 'Alors jure-le moi' [insista le bourreau]. Il lui en fit serment. Sur ce, [le bourreau] augmenta la flamme et ôta les touffes de laine du cýur [de rabbi Hanina] et il rendit l'âme rapidement. A ce moment, le bourreau s'élança et se jeta dans le feu. Et une voix céleste s'exclama: Rabbi Hanina et le bourreau ont été accueillis dans le monde à venir."

Rabbi Moshé Feinstein (Igrot Moshe Yore Deah Vol. II responsa 174c, Hoshen Mishpat Vol. II responsa 73) conclut qu'on ne doit autoriser aucune mesure active susceptible de hâter la mort du patient, même en cas de grandes souffrances. Il n'est pas clair pour quelle raison rabbi Hanina permit au bourreau d'ôter les touffes de laine. Rabbi Feinstein suggère comme explication qu'un non-Juif a le droit de prendre de telles mesures. Selon une autre hypothèse, il se serait agi là d'une décision extraordinaire, ce qui explique pourquoi rabbi Hanina dut jurer au bourreau qu'il aurait droit au monde futur.

Il s'ensuit que précipiter intentionnellement la mort du patient est interdit. De surcroît, dans la Halakha, la nature d'un acte est déterminée non seulement par son mobile ou son intention, mais également par la probabilité de son issue. Dans le cas d'une issue certaine (le terme juridique du Talmud est "Pesik Reisha"), l'acte est considéré comme étant intentionnel même s'il n'y avait pas une telle intention au départ. Par conséquent, même lorsque l'intention du médecin n'est pas de hâter la mort du patient mais seulement d'alléger ses souffrances, si la probabilité de hâter sa mort est fort élevée (issue pratiquement certaine), l'administration d'un analgésique en doses dangereuses reste interdite. En revanche, si cette probabilité est plutôt très faible (issue incertaine), un tel acte est autorisé, particulièrement dans la mesure où alléger les souffrances du patient pourrait améliorer sa condition générale et prolonger sa vie - il s'agit alors d'un geste guérisseur.

Soulager la douleur d'un malade est l'acte de compassion suprême et le devoir le plus strict du médecin. Mais administrer un médicament en doses qui hâteront à coup sûr la mort du patient est interdit.