Rencontre avec le grand-rabbin Dr Jonathan Sacks
Par Roland S. Süssmann
Dans mon métier de journaliste spécialisé dans l'interview critique, les rencontres sont nombreuses et certaines sont plus marquantes que d'autres. Tel est le cas de l'entrevue que j'ai eue avec le grand-rabbin de Grande-Bretagne et du Commonwealth, le Dr JONATHAN SACKS. Très "british" dans son attitude, élégamment vêtu (un exemple à suivre pour de nombreux rabbins), dynamique, il a un discours clair, bref et déterminé. En poste depuis 1991, le grand-rabbin Jonathan Sacks, ancien recteur de Jew's College, est l'auteur de plusieurs ouvrages qui ont connu un succès non négligeable tant en librairie qu'en feuilletons dans la grande presse anglaise. Très apprécié des médias, il ne fait pas l'unanimité en Grande-Bretagne, mais qu'est-ce qu'un rabbin qui n'est pas controversé ?

Dans le judaïsme traditionnel, le terme de "grand-rabbin" sonne en fait assez faux. En effet, ni les grands maîtres du Talmud, ni Moïse ne portaient ce genre de titre. Quelle est donc cette fonction et quelle est son utilité?

Le Grand-Rabbinat en tant que tel est une institution qui fut établie au Moyen Age. Auparavant, deux autorités rabbiniques faisaient foi; l'"Av Beit Din", qui présidait la cour de justice rabbinique, et le "Nassi", qui était à la tête de l'ensemble de la communauté juive et chargé de la représenter officiellement auprès des autres pans de la société. Fondamentalement, c'est ce rôle que le Grand-Rabbin exerce actuellement en Europe. En Grande-Bretagne, il est en premier lieu le leader religieux de la communauté orthodoxe et joue un rôle important dans les relations entre la communauté juive, le gouvernement, la famille royale et les chefs des autres religions. J'essaie de tout mettre en ýuvre afin de diffuser, non seulement dans le cadre de mes contacts avec les différents corps que je viens de mentionner mais aussi à travers mes livres, la presse écrite et électronique, non pas uniquement ce qu'est le judaïsme, mais ce que sont la moralité et la juste manière de se comporter. L'essentiel de mon message se divise en trois volets: expliquer ce que sont le judaïsme, la spiritualité (pourquoi nous avons tort d'être uniquement matérialistes) et finalement la moralité. A ce sujet, nous assistons en Grande-Bretagne à un effondrement total de la famille. Bien que la communauté juive ne soit pas touchée par ce fléau, elle est néanmoins frappée par un important pourcentage de divorces, sans toutefois être concernée par le problème des mères adolescentes, très fréquent dans la société non-juive britannique. Il est intéressant de souligner que celle-ci fait appel à nous pour l'aider à trouver des solutions et une ligne de conduite à suivre, en particulier sur cette question précise. Je suis heureux de constater que dans un pays où la communauté juive constitue seulement 1/2 % de la population, la société se tourne vers un rabbin pour être guidée. Il s'agit là d'une très grande preuve de largeur d'esprit.

Pouvez-vous, sans révéler de secrets, nous parler de vos relations avec la famille royale ?

Nos rapports sont très chaleureux. En fait, j'entretiens une amitié très profonde avec le prince Charles, qui s'est développée il y a un peu plus de deux ans. A l'occasion des funérailles de Itzhak Rabin, j'ai fait partie de la délégation officielle qui était composée du Prince, du Premier ministre, du chef de l'opposition Tony Blair, du Ministre des Affaires étrangères, du leader de notre troisième parti et de moi-même. Au retour, j'ai voyagé avec le prince Charles, ce qui nous a donné l'occasion de discuter longuement. Il vivait à l'époque une période très difficile, et c'est de ce jour que date notre amitié. Voyez-vous, il est très important que la communauté juive entretienne des amitiés anciennes et profondes avec les milieux non-juifs, car personne ne sait comment les choses peuvent évoluer et ces contacts risquent de s'avérer utiles et peut-être même salutaires un jour ou l'autre. Je crois qu'il s'agit là de l'un des points forts de la fonction du Grand-Rabbinat, et mes prédécesseurs ont toujours su cultiver ces amitiés à bon escient. Le grand-rabbin Lord Immanuel Jakobovits, pour sa part, avait établi une relation d'amitié authentique et profonde avec Mme Margareth Thatcher. Cela étant dit, je dois souligner qu'il s'agit d'une voie à double sens et qu'il est également bon pour le monde non-juif et ses autorités de savoir qu'ils disposent d'une adresse et d'une oreille attentive et amicale dans le monde juif.


Vous entretenez de bonnes relations avec les hommes politiques. Mais qu'en est-il de vos rapports avec les chefs spirituels des autres religions ?

Il est intéressant de constater qu'au cours des cinquante dernières années, un phénomène positif s'est développé en Angleterre. En effet, l'hostilité profonde entre Juifs et Chrétiens a fortement diminué. Mes relations avec l'Archevêque de Canterburry, chef de l'Église anglicane, et le Cardinal, qui se trouve à la tête l'Église catholique, sont excellentes. Tous deux ont mené une réflexion profonde sur la Shoa et considèrent qu'ils doivent faire des efforts particuliers afin de témoigner amitié et respect à l'égard de la communauté juive. Il en est autrement de mes relations avec les représentants des communautés islamiques, très divisées et mal organisées. Il y a des musulmans modérés avec lesquels les contacts sont aussi intensifs qu'importants, mais le fait d'avoir des liens avec l'une ou l'autre personnalité musulmane ne garantit en rien l'existence d'une véritable relation avec le monde islamique britannique dans son ensemble. Ce phénomène ne touche pas exclusivement les contacts avec la communauté juive, les musulmans ont de tout temps eu des difficultés à établir des relations solides en Grande-Bretagne.


Qu'en est-il de l'antisémitisme en Angleterre ?

Pour ma part, je n'ai jamais été confronté à un antisémitisme suffisamment révélateur pour être considéré comme important. Il est toutefois possible que la Grande-Bretagne devienne la cible d'actes de terrorisme perpétrés par des islamistes venus de l'extérieur. C'est un miracle que personne n'ait été tué lors de l'attentat à la bombe de l'Ambassade d'Israël à Londres en 1994. La sécurité étant devenue notre préoccupation principale, c'est pour cette raison que nous avons renforcé la protection de tous les locaux communautaires, synagogues, etc.


L'un des grands fléaux qui frappe notre génération est les mariages mixtes. Dans votre communauté, sont-ils importants et que faites-vous pour les combattre ?

Je pense que nous sommes au même niveau que les autres communautés européennes, bien qu'il soit difficile de vous donner un chiffre précis. Quant à la lutte contre les mariages mixtes, j'ai établi il y a quatre ans une organisation appelée "Jewish continuity" et, pour la lancer, j'ai écrit un livre intitulé "Aurons-nous des petits-enfants juifs ?". Au cours des trois dernières années, cette organisation a financé toutes sortes d'activités afin de renforcer l'instruction et l'éducation juives, comme la construction d'écoles juives, la mise en place de programmes pour des enfants ne fréquentant pas une école juive et des activités pour étudiants. Nous avons ainsi financé environ 80 programmes différents. Nous avons également délégué des instituteurs dans des écoles non-juives afin d'y établir des classes de judaïsme. De nombreuses personnes se sentant éloignées du judaïsme en raison de la barrière de la langue, nous avons créé un cours d'introduction à l'hébreu pour adultes, dans lequel nous offrions la possibilité d'apprendre à lire l'hébreu en cinq leçons. Nous ne savions pas si des adultes seraient disposés à admettre qu'ils ne connaissaient pas l'alphabet hébraïque. Nous avons proposé ce cours dans 32 localités différentes à travers le pays; 1000 participants se sont présentés à la 1ère leçon, autant à la 2e ainsi qu'aux suivantes. Nous avons commencé le premier cours après Roch Hachanah et terminé un peu avant Hanoucah. Le succès a été aussi émouvant qu'important. A présent, nous avons fusionné cette organisation avec notre institution qui récolte des fonds pour Israël et aujourd'hui, toute collecte est divisée par deux: une partie en faveur d'Israël, l'autre pour l'éducation juive en Grande-Bretagne.
Nous disposons aussi de programmes pour les jeunes professionnels. Comme vous le savez, nombreux sont les Juifs qui travaillent dans les médias, en particulier à la radio et à la télévision. Récemment, un groupe de jeunes, professionnels dans ce domaine, est venu me consulter car tous, pour des raisons personnelles, sont sur le point de devenir des Juifs pratiquants. Or, dans leur vie professionnelle, ils rencontrent un certain nombre de problèmes pratiques comme par exemple, faire partie du service d'information sans devoir travailler shabbat, etc. Nous avons mis sur pied une organisation chargée de négocier les contrats de façon à ce que ces jeunes puissent travailler dans leur domaine tout en observant scrupuleusement shabbat. Il ne s'agit là que d'un exemple, car nous agissons ainsi pour de nombreux corps de métiers. Quant à savoir comment se présente l'avenir, je dirai simplement que s'il est vrai que le taux de mariages mixtes est élevé, il est tout aussi vrai qu'il y a cinq ans, je n'aurais jamais imaginé réunir 30 professionnels juifs du monde des médias électroniques qui, comme vous le savez, a ses particularités, afin d'étudier avec eux le moyen de leur permettre de continuer à travailler tout en respectant shabbat. Parallèlement, 40% des enfants scolarisés dans des écoles juives vivent un certain temps une expérience éducative en Israël. De plus, depuis quelques années, nous recevons des subsides gouvernementaux afin de nous aider à ouvrir de nouvelles écoles juives (ndlr: à quand en Suisse ?). Afin d'illustrer l'importance de cette aide, je vous citerai le cas d'Illford à Londres. Dans ce quartier, il n'y a jamais eu d'école secondaire juive. Nous avons demandé une aide à l'État, celui-ci a accepté de nous l'accorder à condition que nous garantissions un minimum de 150 élèves pour les premières classes. Toutes nos prévisions démontraient que si nous arrivions à en réunir 80, nous serions déjà bien lotis. Nous avons malgré tout relevé le défi et, il y a quatre ans, nous avons ouvert l'école avec 180 élèves. Aujourd'hui, nous avons 210 nouvelles demandes d'inscription par an ! En d'autres termes, dans un quartier où, il y a quelques années encore, aucun enfant ne fréquentait une école juive secondaire, 90% des adolescents y sont actuellement inscrits.


Pensez-vous qu'il s'agit là de l'expression d'un phénomène de notre époque qui veut que les gens soient à la recherche d'une identité ou de leurs racines ?

De tout temps, la société britannique a été très traditionaliste et bon nombre de Juifs pensaient qu'en envoyant leurs enfants dans une école non-juive, ils pourraient y apprendre le respect et y acquérir les valeurs traditionnelles. Aujourd'hui, l'Angleterre est devenue une société non-conventionnelle, mais les parents veulent toujours inculquer ces valeurs à leurs enfants. Le seul endroit où ils peuvent les obtenir est dans une école juive. En raison du nombre en augmentation constante d'enfants qui fréquentent des écoles juives, nous assistons à deux développements: les enfants ont une meilleure connaissance du judaïsme et ils ont des amis juifs, ce qui mènera inévitablement à des mariages. Il s'agit là de l'une des façons les plus efficaces pour lutter à moyen et long terme contre les mariages mixtes. Il faut néanmoins souligner que l'école juive n'est totalement efficace que si les parents jouent le jeu correctement et assument aussi à la maison leur devoir face à l'éducation juive de leurs enfants.
Cela étant dit, nous assistons malgré tout à un phénomène aussi paradoxal que miraculeux. En effet, en 1939, nous étions 18 millions. Après la Shoa, nous n'étions plus que 12 millions, chiffre inchangé aujourd'hui. Alors que toutes les nations du monde se plaignent de surpopulation, nous ne nous sommes pas régénérés et n'avons pas évolué en chiffres absolus. D'autre part, nous nous rendons compte que ce sont les familles les plus religieuses qui ont le plus grand nombre d'enfants. Cela signifie que la prochaine génération et la suivante seront constituées de Juifs très concernés et engagés. De plus, au moment où toutes les communautés juives de la diaspora s'inquiètent de l'évolution de l'assimilation, 100 000 Juifs à travers le monde entier ont participé à la cérémonie de conclusion d'un cycle de sept ans d'études quotidiennes d'une page du Talmud (Sioum de l'étude du Daf Yomi). En clair, cela signifie que chaque jour, partout dans le monde, 100 000 personnes passent une à deux heures à étudier la Gemarah ! D'un côté, il y a la tragédie de ceux que nous avons perdus dans la Shoa et l'assimilation et, de l'autre, nous assistons quotidiennement au miracle de "Techia Leumit", la véritable renaissance et résurgence d'un peuple par lui-même.


Pensez-vous que c'est le début du déclin du mouvement réformé ?

Je pense que c'est là un calcul qu'il faut laisser faire à l'Éternel...


En parlant d'éducation et d'instruction juives, pensez-vous qu' afin de pouvoir évoluer aisément dans le monde actuel, il est indispensable de disposer d'une solide formation générale liée à une connaissance profonde des valeurs juives ? Si oui - pourquoi ? Si non - pourquoi ?

Mon dernier livre, "The Politics of Hope", paru en 1997, est une ýuvre totalement laïque et politique. Je suis profondément convaincu non seulement du fait qu'en tant que Juifs, nous devons être fortement engagés dans le monde, mais que cet engagement nous donne une meilleure compréhension du judaïsme. Je pense aussi qu'à l'intérieur même de notre société, nous devrions justement, pour le bien de l'évolution de notre collectivité, arriver à une situation où les Juifs pratiquants liraient des livres laïques et où les Juifs non-religieux étudieraient des ouvrages religieux. Malheureusement, tel n'est pas encore le cas, chacun reste dans son coin. Dans ce même esprit, nous pouvons dire qu'au moment où nous avons le privilège d'avoir un État juif, nous ne disposons toujours pas d'une société israélienne cohésive qui vit et fonctionne selon les principes de la Torah. D'ailleurs, Maïmonide avait une profonde compréhension et une vision très claire de la théorie politique car, outre ses vastes connaissances juives, il lisait aussi Platon et Aristote. Je suis donc persuadé que l'étude des disciplines laïques nous permet en définitive de découvrir à chaque fois un nouveau trésor enfoui dans le judaïsme qui, autrement, resterait caché à nos yeux. C'est pourquoi je pense que la connaissance laïque fait partie intégrante des besoins spirituels juifs.


Mes deux prochaines questions s'adressent au Grand-Rabbin des "Hebrew Congregations of the Commonwealth". Tout d'abord, quel est l'avenir de la communauté juive de Hong Kong après son retour sous le régime de la Chine communiste ?

La communauté juive de Hong Kong est assez optimiste et confiante quant à son avenir. Il faut toutefois se souvenir que la Chine n'a pas une tradition établie des droits de l'homme et de la démocratie. Parallèlement, il faut reconnaître que la Chine n'a pas de tradition antisémite non plus. La communauté juive dans son ensemble maintient un profil assez bas et ne participe pas à la vie politique et publique ce qui, à mon avis, constitue une attitude sage. Pour l'instant, la communauté n'a pas quitté les lieux et la vie juive continue comme par le passé. L'année dernière, j'y ai d'ailleurs inauguré un nouveau centre communautaire formidable.


Deuxièmement, comment voyez-vous l'évolution de la communauté juive en Afrique du Sud ?

En raison de la violence régnant dans le pays, cette communauté est extrêmement inquiète. A Johannesburg, des Juifs ont été assassinés en plein jour dans leur voiture et à Cape Town, il y a eu un grave incendie dirigé contre des Juifs, probablement par des extrémistes musulmans. Les jeunes Juifs quittent l'Afrique du Sud, ce qui est dramatique, car il s'agissait de l'une de nos communautés les plus florissantes. Je l'ai visitée il y a quelques mois et, bien entendu, je lui ai apporté un message de soutien. Soutien à partir ? - Ou soutien à rester ? Soutien à prendre une bonne décision ! Il est certain qu'avec le départ programmé de la scène politique de Nelson Mandela, la situation des Juifs sud-africains deviendra encore plus incertaine. Le président Mandela a une authentique amitié pour les Juifs, il n'a jamais oublié que lorsqu'il a terminé ses études, la seule personne disposée à l'engager était juive. Ce genre de relation n'existe pas avec ses successeurs.

En conclusion, nous pouvons dire que la rencontre avec le grand-rabbin Dr Jonathan Sacks nous a démontré combien il est important que notre société se dote de dirigeants spirituels ayant une solide formation laïque et les yeux grands ouverts sur les réalités de notre temps, tout en restant fermement attachés aux valeurs de la Torah.