Féminisme et orthodoxie
Par Jennifer Breger *
De toutes les mutations qui ont affecté le monde juif au cours des cinquante dernières années, une des plus remarquables concerne le rôle religieux de la femme. Ces changements ont été les plus manifestes dans les mouvements non orthodoxes, avec les "femmes-rabbins" et les offices "égalitaires" (sans discrimination entre les sexes). Mais au sein du monde orthodoxe également, il y a eu d'importantes nouveautés. La première Conférence internationale sur le Féminisme et l'Orthodoxie, qui s'est tenue à New York en février dernier, est une belle occasion de faire le point sur l'évolution du rôle des femmes orthodoxes.
La Conférence s'était donnée pour objectif la recherche de voies nouvelles pour approfondir la vie religieuse et spirituelle des femmes orthodoxes juives dans le cadre de la Loi juive. Les discours prononcés ont permis de mettre en lumière l'évolution des femmes orthodoxes, de cerner les problèmes de statut dans divers domaines et de saluer l'extraordinaire progression du niveau d'éducation juive parmi les femmes d'aujourd'hui. L'idée directrice était la suivante: les femmes sont membres à part entière de l'Alliance dans le judaïsme, ayant reçu la révélation divine au mont Sinaï au même titre que les hommes; par conséquent, elles ne peuvent être marginalisées. Dans une ambiance pleine de gravité, d'espoir et de détermination, les orateurs, dont neuf rabbins orthodoxes, ont publiquement déclaré qu'il y avait lieu d'envisager certains changements dans le rôle des femmes, tout en respectant les limites fixées par la Halakha. Le fait que de nombreuses femmes orthodoxes se contentent de leur rôle traditionnel n'enlève rien à la légitimité des revendications de celles qui souhaitent une participation plus active à la vie religieuse.
Les seules séances où l'on a pu entendre des expressions d'amertume et de frustration sont celles consacrées aux débats sur le problème des "agounot". De nos jours, ce n'est plus tant la disparition (effective et non le décès) du mari qui suscite cette situation épineuse, mais plutôt son refus de donner le "guett", l'acte de divorce juif, même après un divorce civil; dans ce cas, l'épouse est prise au piège et ne peut se remarier, alors que souvent le mari, lui, refait sa vie (grâce à une procédure d'exception qui n'existe pas pour la femme). Apportant des témoignages éloquents, des femmes ont parlé d'extorsion et de chantage, elles ont raconté comment les maris récalcitrants gardent leur statut au sein de la communauté au lieu d'en être exclus comme ils le méritent. Les avantages et les inconvénients des contrats de mariage, de la législation civile et du recours à la procédure d'annulation pour rendre la liberté aux femmes prisonnières de cette situation sans issue ont également fait l'objet de discussions.
Parmi les facteurs ayant contribué à changer radicalement la vie de la femme juive d'aujourd'hui, il faut tout particulièrement signaler l'essor remarquable des programmes d'éducation juive, qui offrent aux femmes religieuses un éventail de possibilités inédites jusqu'ici. Il y a toujours eu des femmes dotées d'une solide éducation juive mais dans la plupart des cas, il s'agissait de la fille ou de l'épouse d'une personnalité rabbinique ou d'un érudit, qui avait acquis son savoir auprès de son père ou de son mari. La plupart des femmes juives possédaient une éducation juive extrêmement limitée et les rudiments de connaissances juives étaient acquis par le biais de textes primaires comme le "Tze'na Ren'a", édité en Europe de l'Est. Il y a à peine une génération, de nombreux parents orthodoxes estimaient que seuls les garçons avaient besoin d'une solide éducation juive. Résultat: parmi beaucoup de jeunes filles, le niveau d'éducation laïque était supérieur à leur niveau d'éducation juive. Tout cela a changé. Presque toutes les familles orthodoxes américaines envoient leurs filles comme leurs fils dans des écoles juives ou des "Talmud Torah". De surcroît, une majorité de bachelières américaines passe un an dans des séminaires israéliens, de la même façon que les garçons vont dans des yéshivoth.
Des programmes d'éducation juive, de niveau supérieur, sont désormais accessibles à toutes les femmes, dans divers cadres. En Israël, des institutions comme la Mi'hlala, Midreshet Lindenbaum, MaTan et Nishmat se sont multipliées; aux États-Unis, il y a Drisha, qui fonctionne depuis 18 ans, et le Stern College. Pour toutes ces étudiantes juives, la figure de Nehama Leibowitz représente le modèle par excellence; récemment disparue à Jérusalem, à l'âge de 95 ans, cette érudite a été une éminente enseignante de Torah et a laissé d'importants commentaires de textes.
Les disciplines enseignées varient d'une institution à l'autre, d'une école à l'autre. L'étude féminine du Talmud demeure un sujet controversé, mais les orthodoxes modernes favorisent unanimement un vaste curriculum; les jeunes filles acquièrent des connaissances dans une série de domaines, qui comprennent la pensée juive et la philosophie. La compréhension et l'analyse de textes sont particulièrement stimulées, afin que les étudiantes soient capables de consulter les sources de façon indépendante. Il existe des programmes de cours à plein temps ou à temps partiel pour tous les niveaux.
Au cours des dernières années, d'autres changements ont marqué la place de la femme dans le monde orthodoxe aux États-Unis et ailleurs. Ainsi, le cycle de la vie juive était traditionnellement jalonné par la naissance, la Bar-Mitsvah, le mariage et les funérailles. De nos jours, la plupart des familles orthodoxes fêtent d'une manière ou d'une autre les douze ans de leur fille, âge de la maturité religieuse. Autre occasion de célébrer, devenue fort populaire: le jour où l'on donne son prénom à une petite fille nouveau-née. Il existe même des cérémonies d'accueil de l'enfant au sein de la communauté. A l'autre bout du cycle, on voit des femmes assumer l'obligation du Kaddish à la synagogue lors du décès d'un parent.
La participation de femmes orthodoxes à des groupes de prières, à la lecture de la Meguilla, aux Hakafot de Simhat Torah, toujours dans les limites imposées par la Halakha, constitue une activité plus controversée mais de plus en plus fréquente. Les organisatrices de groupes de prières sont particulièrement prudentes: elles évitent d'appeler leur groupe "minian" (quorum de 10 hommes), elles ne récitent pas le "Bar'hou", la "Kedousha", la répétition de la "Amida" ou toute autre prière nécessitant un minian. Les adversaires de ces groupes de prières font valoir qu'en se joignant à un office normal, ces femmes s'acquitteraient de manière complète de l'obligation de la prière puisqu'elles pourraient réciter toutes les sections sus-mentionnées; en constituant leur propre groupe, elles se coupent de la communauté et s'ôtent le privilège de remplir toutes les conditions requises pour ce commandement. En fait, la démarche des groupes féminins de prières n'est pas fort différente de la pratique en usage dans les écoles et collèges orthodoxes, où les jeunes filles prient ensemble; d'autre part, dans la mesure où les femmes ne sont pas tenues par la Torah à la prière publique, le fait de ne pas entendre le "Bar'hou" etc. n'a aucune incidence sur la valeur de leur "mitsvah". En tout état de cause, la plupart de ces groupes ne se réunissent qu'une seule fois par mois, afin de ne pas se couper de leurs familles et du reste de la communauté. Certains groupes font la lecture de la Torah, tout en soulignant que cet acte n'est pas l'équivalent d'une lecture effectuée avec un minian mais qu'il s'agit simplement d'une séance d'étude publique. Quoi qu'il y ait bien d'idées préconçues et d'opinions erronées à ce sujet, il n'existe absolument aucun interdit privant les femmes du droit de toucher un rouleau de Torah ou d'en lire un passage. Un des orateurs de la Conférence a fait remarquer que le judaïsme n'est pas une religion de spectateur mais exige une participation active des adhérents. Il existe mille manières pour une synagogue orthodoxe de se montrer sensible aux besoins des femmes. J'ai moi-même grandi en fréquentant une synagogue ayant une galerie ouverte pour les femmes; le jour où j'ai pénétré dans un lieu de prière doté d'une cloison de séparation haute et épaisse, j'ai été surprise de découvrir à quel point il m'était difficile de suivre l'office et d'éprouver un sentiment d'appartenance. Une synagogue avec cloison de séparation ne doit pas forcément reléguer les femmes à l'arrière; elle peut être conçue de manière à offrir un champ de vision équivalent, avec une paroi séparant le local en son milieu, de façon à ce que les femmes puissent voir sans se sentir isolées. La séparation est justifiée par la crainte que les hommes ne soient distraits dans la prière par la vue des femmes; rien ne devrait empêcher d'installer par exemple une cloison faite d'une glace sans tain, ce qui donnerait aux femmes le sentiment de participer à l'office. Un des rabbins présents a raconté que dans sa synagogue, lorsque le rouleau de la Torah circule parmi les fidèles, on le hisse au-dessus de la cloison pour qu'il passe de main en main parmi les femmes également. Dans certaines synagogues orthodoxes, lors d'une Bat-Mitsvah, la jeune fille fait son discours devant toute l'assemblée, à la fin de l'office. Dans d'autres, des femmes font un exposé lors d'un shabbat ordinaire ou d'un jour de fête, soit à la fin de l'office, soit pendant une pause au milieu de l'office.
Les rabbins orthodoxes adversaires de ces changements affirment pour la plupart que le rôle traditionnel de la femme dans le judaïsme est fort honorable, mais qu'il s'agit d'un rôle de soutien, auquel siéent réserve et pudeur. Par conséquent, il n'est nul besoin de "singer" les hommes. Les femmes ont leur propre voie vers le Créateur. Ces rabbins accusent les partisans des innovations et des ajustements de subir des influences externes, dont celles du mouvement féministe, et critiquent sévèrement leurs motivations. Bien entendu, celles qui le désirent ont parfaitement le droit de conserver leur rôle traditionnel dans le judaïsme; d'autre part, on doit reconnaître que celles qui souhaitent approfondir leur engagement religieux et spirituel en considèrent très sérieusement les implications halakhiques et tiennent à respecter les valeurs de la Torah. En général, les femmes qui se joignent à un groupe féminin de prières sont des femmes qui prient régulièrement. Lors de la Conférence, les offices du matin et de l'après-midi étaient bondés.
Cependant, rétorquent encore les adversaires des changements, même si tel ou tel acte est autorisé par la Halakha, il peut être contraire à la coutume et à l'esprit des valeurs prônées par le judaïsme toranique. Soit, mais ces coutumes ne sont pas immuables et fluctuent d'époque en époque. Lorsqu'une femme mène une vie professionnelle tout en assumant ses responsabilités à l'intérieur du foyer, rien ne devrait l'empêcher de réciter le Kiddoush le vendredi soir, ou de faire la bénédiction sur les Hallot et ensuite d'en distribuer des parts aux membres de la famille, si tel est leur désir. Ce type de comportement est certainement plus conforme à la Halakha que l'usage traditionnel qui prévoit, en cas d'absence du mari, de faire venir un voisin pour réciter le Kiddoush ou tout simplement de s'en passer. Le Kiddoush est un commandement qui incombe aux hommes comme aux femmes.
Comme nous l'avons dit, ce qui a provoqué ces changements, c'est avant tout le niveau d'éducation juive élevé que les femmes atteignent aujourd'hui. Pour comprendre leurs obligations et leurs responsabilités à l'intérieur du système halakhique, elles étudient désormais les sources. Au programme de la Conférence de New York, il y avait une multitude de cours de Torah, couvrant des sujets comme l'obligation pour les femmes de se couvrir la tête, l'interdiction pour les hommes d'entendre des femmes chanter, etc. Au cours d'une des sessions d'étude, on a analysé le recours à la sentence "pour l'honneur de la communauté", sentence servant souvent de prétexte pour limiter les activités religieuses féminines. S'inscrivant dans les limites définies par la Torah, les débats étaient animés d'un sincère désir d'exploration et non pas d'un esprit contestataire menaçant le système.
Comment envisager le rôle futur des femmes dans le judaïsme orthodoxe ? Difficile de se prononcer. Mais il est certain que les frontières d'antan seront dépassées au fur et à mesure que les femmes deviendront plus érudites en Talmud et en études juives et qu'elles assumeront plus de fonctions directrices. Il y a déjà des femmes titulaires de doctorats en Talmud et d'autres qui enseignent le Talmud. L'institut Drisha à New York offre aux femmes un programme d'études similaire au "Kollel" d'études supérieures pour hommes; à l'issue de trois ans, un diplôme en Talmud et en droit juif est délivré. En Israël, le rabbin Riskin d'Efrat a lancé un programme qui qualifiera 24 femmes orthodoxes comme "poskot" (autorités halakhiques); elles seront habilitées à trancher dans des questions concernant la pureté familiale et la cachrouth. A New York encore, le programme "Torat Myriam", récemment créé, enseigne les idéologies et les traditions de l'orthodoxie moderne; il a pour vocation de former des enseignantes, des conseillères, des "poskot" et des avocates rabbiniques qui pourront représenter d'autres femmes devant un tribunal rabbinique, pour des litiges conjugaux ou des divorces. De telles avocates exercent déjà en Israël.
Y aura-t-il un jour des femmes dans le rabbinat orthodoxe ? Dans ce domaine subsistent des problèmes halakhiques épineux. Certains groupes de Juifs traditionalistes, situés entre conservatisme et orthodoxie, favorisent l'établissement d'un programme qui offrirait aux femmes un titre équivalent au titre de rabbin, tout en s'abstenant de leur octroyer des fonctions que la Halakha ne leur permet pas de remplir (comme diriger l'office pour une communauté ou servir de témoins). Toutes ces voies sont évidemment destinées à donner aux femmes orthodoxes érudites l'occasion d'exercer leurs compétences dans certains domaines et de rehausser leur statut.
A l'issue de la Conférence, on ne pouvait s'empêcher de s'émerveiller devant le sérieux des participantes et l'authenticité de leur engagement. Les femmes juives d'aujourd'hui ont du talent et de l'énergie à revendre. A une époque où les communautés juives de par le monde périclitent, tous ces dons constituent une bénédiction; le judaïsme traditionnel ne doit pas se sentir menacé mais au contraire enrichi par cet apport.

*Jennifer Breger est diplômée de l'Université d'Oxford et de l'Université hébraïque de Jérusalem. Elle est spécialiste en livres juifs et hébraïques et vit à Washington.