Térézin ou l'antichambre d'Auschwitz
Par Roland S. Süssmann
Au mois de mai prochain, le cinquantième anniversaire du Mémorial national de Térézin (Theresienstadt) sera marqué par une cérémonie officielle. Bien que l'histoire de cette ville prison soit très connue et ait été largement relatée par les historiens dans les manuels, nous avons décidé de nous rendre sur place afin de rappeler très brièvement et de façon très générale ce qui s'y est passé, mais surtout pour voir comment la mémoire des souffrances de ceux qui ont été emprisonnés dans ce camp de concentration est conservée et transmise aujourd'hui. Pour nous parler de cet aspect de la question, nous avons rencontré le directeur du Mémorial, le Dr JAN MUNK, philosophe et parallèlement président de la Fédération des Communautés juives de la République tchèque.

Mais avant d'écouter le Dr J. Munk, rappelons que la ville de Térézin est en fait constituée de deux forteresses (la petite et la grande), construites dans les années 1780-1790 par l'empereur Joseph II dans le but d'empêcher les armées prussiennes d'attaquer le nord et le centre de la Bohême. Dans la prison de la petite forteresse se trouve d'ailleurs la cellule où est mort en 1918 l'auteur de l'attentat de Sarajevo de 1914, Gavrilo Princip. Ces forteresses tombèrent progressivement en désuétude, mais la ville de Térézin resta de tout temps une ville de garnison. Après les Accords de Münich et l'invasion de la Tchécoslovaquie par Hitler, la petite forteresse fut transformée en 1940 en prison spéciale de la Gestapo de Prague. Près de 32 000 prisonniers y furent détenus dans des cellules surpeuplées, dans des conditions particulièrement inhumaines et insalubres. Pratiquement 2500 personnes y périrent suite à la famine, à des épidémies, à des souffrances, à des tortures et à des exécutions. Comme de nombreux déportés, les détenus furent exploités pour des travaux pénibles et astreignants. Une bonne partie d'entre eux fut affectée aux travaux de construction et d'exploitation de l'usine secrète d'armements lourds du camp de Litomerice (situé à quelques kilomètres de Térézin), connue sous le nom de code de "Richard". Quelque 18 000 prisonniers passèrent par ce camp et 4500 y périrent suite aux mauvaises conditions.
Quant à la grande forteresse, dès 1941 elle fut transformée en Ghetto-camp de concentration de transit pour les déportés juifs. Au début, les déportés furent logés exclusivement dans les casernes et les installations militaires de la ville, mais en 1942, la population locale fut expulsée de force et toute la ville fut transformée en prison. Rappelons que le premier but des mesures anti-juives de Nüremberg était d'avilir totalement les victimes du génocide, de les exclure de la vie civile, de voler leurs biens, bref de les déshumaniser totalement avant de les assassiner dans les camps de la mort. C'est ainsi que depuis l'ouverture du Ghetto et jusqu'à sa fermeture, 140 000 hommes, femmes et enfants juifs en provenance des protectorats de Bohême et de Moravie, d'Allemagne, d'Autriche, de Hollande, du Danemark, de Slovaquie et de Hongrie transitèrent par Térézin. 86 934 Juifs (dont 10 000 enfants) furent déportés vers Auschwitz, dans des conditions épouvantables, parcourant 500 km en train en deux jours; seuls 4000 survécurent, dont 150 enfants. En raison des conditions terribles de logement (Térézin était bâtie pour absorber environ 10 000 personnes mais, à une époque, près de 60 000 malheureux y furent entassés en même temps), de la malnutrition et des épidémies, 34 000 personnes périrent dans des souffrances atroces dans le camp de Térézin. Il faut souligner qu'à l'initiative des prisonniers, un crématoire fut construit, car les Allemands avaient commencé à enterrer les morts dans des fosses communes ce qui, pour des raisons d'hygiène, présentait un danger réel. Après la guerre, à la libération du camp, 23 000 boîtes en carton contenant des cendres furent découvertes et ces cendres furent jetées dans le fleuve qui traverse Térézin. Aujourd'hui, à l'endroit même où ces cendres furent éparpillées, se trouve une stèle de commémoration et nombreux sont les Juifs qui viennent du monde entier prier en ce lieu, car il s'agit du dernier lien qui leur reste avec l'un de leurs proches disparu et dont ils savent qu'il avait été déporté à Térézin.
Le camp en tant que tel était directement soumis à la SS-Kommandatur et la surveillance des victimes était assurée par des gendarmes tchèques qui montaient la garde sur les remparts de cette ville construite à l'intérieur d'une forteresse. Comble du cynisme, c'est un conseil juif, "Ältestenrat", qui était chargé de la gestion de la vie quotidienne. Les Allemands décidaient régulièrement du nombre d'individus devant être déportés (transportés vers l'est...), mais la sélection des personnes revenait à l'"Ältestenrat" juif !
Souvenons-nous que le camp de Térézin avait en fait une triple fonction: celle de camp de transit, de camp d'extermination par les maladies et les privations, mais aussi d'objet de propagande pour l'Allemagne. En effet, Theresienstadt était présentée comme un endroit de cure pour personnes âgées juives. Des publicités mensongères en Allemagne proposaient des cures à Térézin si bien que des gens âgés s'y présentèrent après avoir payé leur séjour d'avance et abandonné leurs foyers en Allemagne.
Mais Térézin ne fut pas uniquement un lieu de souffrances, mais également un lieu de résistance, de courage, de sacrifices et d'entraide mutuelle. De nombreux déportés médecins, infirmiers ou pédagogues, firent tout ce qui était en leur pouvoir pour soulager leurs compagnons d'infortune, en particulier les enfants et les adolescents. Des artistes, des écrivains, des scientifiques et des hommes de D' mirent tout en oeuvre afin de permettre aux déportés de ne pas perdre le moral.
En ces temps où la question des biens spoliés par les nazis suscite tellement de remous, il n'est pas inutile de rappeler qu'en arrivant dans le camp, les détenus recevaient de l'argent du Ghetto (qui avait cours dans le camp) et devaient déposer leurs avoirs en monnaie réelle dans des "carnets d'épargne" fictifs, mais bien entendu, ni l'argent du camp, le fameux "Ghettogeld", ni les carnets d'épargne n'avaient de valeur réelle. Le cynisme des Allemands ne s'arrêtait pas là et, en 1944, en raison d'une visite annoncée de la Croix rouge internationale, une vaste action d'embellissement du camp fut mise en place dans le Ghetto. Toutes les apparences extérieures furent améliorées et le sort des détenus fut même allégé pour un certain temps. A cette occasion, l'appareil de propagande nazi tourna un film sur place montrant "la vie paisible et sans soucis des Juifs de Térézin". En réalité, il n'y avait que deux moyens de quitter Térézin: soit par la déportation vers un camp de la mort, soit en cendres après avoir été incinéré.
Après la fin de la guerre, le camp ne put pas être libéré immédiatement car, dans les derniers jours des hostilités, les Allemands y avaient transféré près de 13 000 déportés en provenance des camps de concentration de Pologne et d'Allemagne, tous très malades. A leur arrivée, une épidémie de typhus sévit dans le camp si bien que l'ouverture finale du Ghetto ne put avoir lieu que quelques mois après la libération de Térézin par les forces de l'Armée rouge.


Pouvez-vous en quelques mots nous dire quelle est votre relation personnelle avec ce camp ?

Ma tâche n'est pas facile, loin de là. Mes parents ont été internés à Térézin avant d'être déportés à Auschwitz où ma mère a perdu toute sa famille. Elle a rencontré mon père après la guerre et je suis né de l'union de ces deux rescapés. Térézin a toujours fait partie de ma personnalité, de mon éducation, de mon être profond. Aujourd'hui, je suis le seul directeur juif d'un mémorial de la Shoa. Après la "Révolution de velours", j'ai été appelé à prendre la direction de ce mémorial et j'ai bien entendu accepté de faire face à cette responsabilité qui m'incombe. Sous le régime communiste, le Mémorial de Térézin était avant tout présenté comme un hommage aux victimes du fascisme allemand, l'aspect juif n'étant que très peu mentionné. Depuis que je le dirige, j'ai progressivement réussi à rendre aux Juifs qui y ont souffert, qui en ont été déportés et qui sont morts ici, leur place dans l'évocation des horreurs qu'ils ont vécues. J'ai ainsi pu raviver leur mémoire. Contrairement à l'Allemagne où 50% des Juifs ont réussi à sauver leurs vies, 90% des Juifs tchèques ont péri dans l'enfer allemand car, n'ayant accès à aucune information correcte, ils ont été surpris par l'avance fulgurante des Allemands et ceux qui auraient pu fuir n'avaient pas où aller, la Tchécoslovaquie étant totalement encerclée par les forces allemandes. De plus, avant la guerre, les relations entre les populations juives et tchèques étaient excellentes. Les Allemands le savaient et c'est pour cette raison qu'ils ont concentré les Juifs en un endroit où ils étaient coupés de tout contact avec la population locale. Afin d'illustrer à quel point les Juifs étaient intégrés dans la société tchèque, comme ils étaient fiers de cette démocratie, de Masaryk, etc., j'aimerais rappeler que, dans les chambres à gaz, les femmes tchèques chantaient la Hatikva, l'hymne national tchèque et l'Internationale.


Aujourd'hui, le mémorial fait partie des circuits touristiques offerts au départ de Prague. Combien de visiteurs recevez-vous annuellement et comment comptez-vous développer le mémorial ?

Environ 200 000 personnes se rendent chaque année à Térézin, dont un grand nombre par curiosité. Parmi les Juifs qui nous visitent, nombreux sont ceux qui viennent ici afin de faire une dernière prière sur la tombe imaginaire d'un parent disparu, dont la trace s'arrête aux portes de Térézin. Quant au développement, nous avons totalement rénové le musée du Ghetto ainsi que celui de la petite forteresse. Sous peu, nous allons ouvrir un véritable centre d'enseignement et de recherches ouvert aussi bien au public, qu'aux étudiants en histoire et aux chercheurs. Nous avons également prévu de reconstruire un théâtre secret tel qu'il existait à l'époque du Ghetto, qui permettait aux détenus de se divertir de temps en temps et de ne pas perdre totalement le moral.


Ce qui est frappant en arrivant à Térézin, c'est de voir ce cimetière avec d'une part un Magen David construit avec les rails qui menaient à Auschwitz et, d'autre part, une croix énorme, bien plus grande que cette étoile de David. Ne s'agit-il pas avant tout d'un mémorial juif ?

Le cimetière a été établi après la guerre. En ce qui concerne les Juifs, des corps provenant des fosses communes ont été enterrés dans ce cimetière. Mais à cet endroit se trouve également un important carré de morts non juifs, surtout tchèques, marqué par une croix en bois. Quant à la dimension des deux symboles, je crois que la largeur du Magen David compense la hauteur de la croix. En arrivant à Térézin, il est indéniable que l'oeil peut être frappé par ce qui peut sembler être une domination de la croix, mais je ne pense pas qu'il s'agisse là de l'un des éléments essentiels de l'esprit et de l'importance de ce mémorial. Ce qui compte, c'est que la mémoire reste tangible et que la Shoa et ses victimes ne deviennent jamais qu'un phénomène abstrait de notre histoire et de notre héritage.