Un Juif au japon
Par Roland S. Süssmann
Une vieille anecdote raconte l'histoire de ce Juif européen qui se rend pour la première fois au Japon. Le vendredi soir, il se présente à la synagogue de Kyoto afin d'assister à l'office du Shabbat. A l'entrée de la synagogue, le "chamach" (bedeau) étonné lui demande ce qu'il vient faire là. Après s'être expliqué sur les raisons de sa présence, le bedeau japonais lui répond: "Vous êtes vraiment juif ???... Vous n'en avez pas du tout l'air !" C'est cette histoire qui m'est venue à l'esprit lorsque j'ai entendu parler pour la première fois de la vie extraordinaire de VICTOR C. MOCHE et de son épouse Fadhila.

En effet, les Moche ont passé la majeure partie de leur existence à Kobe au Japon, et ce tout en restant des Juifs pratiquants. Ils y ont élevé sept enfants ! Mais c'est à Brooklyn, où Victor Moche s'est retiré avec sa charmante épouse, qu'ils nous ont très chaleureusement reçus.

Né à Bagdad en 1913, Victor Moche a fait ses études dans les écoles de l'Alliance Française Universelle où, dès son plus jeune âge, il a appris le français, l'anglais, l'hébreu et l'arabe. A cette époque, environ 150 000 Juifs vivaient en Irak, dont près de 80 000 à Bagdad qui comptait une population totale de 300 000 habitants. Les Juifs étaient très influents, présents dans toutes les sphères gouvernementales et, bien entendu, aux commandes du commerce et de la banque. Quant à la vie juive, elle était très solidement établie et structurée (écoles, hôpitaux, tribunaux, etc.), la pratique religieuse était monnaie courante et les Juifs étaient respectés. C'est dans cette atmosphère que Victor Moche a fait ses études et ses premières armes dans le monde de la banque et du commerce. Toutefois, le 6 mai 1936, le jeune Victor Moche a quitté Bagdad pour... le JAPON où il a débarqué le 18 juin 1936 après une croisière qui l'avait mené successivement à Bombay, Colombo, Singapour, Hong Kong et Shanghai. Il travaillait alors pour une importante maison d'import-export dont le fils du propriétaire avait ouvert un bureau à Kobe pour le contrôle des exportations. Mais le propriétaire étant tombé malade a décidé de rappeler son fils à Bagdad pour prendre la direction de ses affaires. Il a alors proposé à Victor Moche de s'installer au Japon afin d'y diriger le bureau de Kobe. Ce que Victor Moche ne savait pas encore, c'est qu'il allait passer une grande partie de sa vie dans l'Empire du Soleil levant. Dès son arrivée, il s'est lancé dans l'étude du japonais et, en six mois, il a appris à lire et à écrire la langue. "Connaissant l'hébreu et l'arabe, le japonais me semblait assez facile à apprendre", nous a confié M. Moche avec un petit sourire malicieux. Après une année d'activités au Japon, son patron lui a demandé de revenir à Bagdad. Victor Moche a refusé, donné sa démission et trouvé un emploi dans les entreprises de la fameuse famille Sassoon qui menait un très important commerce d'exportation de produits japonais vers le monde entier.


De tout temps, vous étiez un Juif pieux et pratiquant. Quel genre de vie juive pouvait avoir un jeune homme à Kobe à cette époque ?

Lorsque je suis arrivé à Kobe en 1936, seules quelques familles juives en provenance de France, d'Angleterre, d'Irak, de Syrie et d'Egypte vivaient pour des raisons commerciales au Japon, en particulier à Yokohama et à Kobe. Elles n'étaient pas unies et aucune forme de structure communautaire n'existait. Un Juif égyptien, M. Isaac Antaki, s'occupait un peu des affaires juives qui se limitaient en fait à la location d'une salle à l'occasion de Roch Hachanah et de Kipour, où les Juifs se réunissaient pour prier. En même temps que moi, un certain nombre de célibataires en provenance d'Alep en Syrie s'étaient installés à Kobe. Ensemble, nous avions loué une salle que j'avais transformée en synagogue et nous tenions des offices le vendredi soir et le samedi matin. Au début, nous n'avions pas beaucoup de succès mais, progressivement, des Juifs ayant fui la Russie et des hommes d'affaires américains de passage ou installés pour des périodes provisoires au Japon se sont joints à nous. Un Juif new-yorkais nous a apporté une Torah. A l'époque, des Juifs installés à Shanghai venaient passer l'été dans les montagnes environnant Kobe, et nous avions même organisé des offices dans ces lieux de villégiature aussi bien pour Shabbat que pour Roch Hachanah et Yom Kipour.

La question de la nourriture était assez compliquée et, pour ma part, je me nourrissais de laitages, de poissons et de légumes. Nous étions bien entre nous, mais n'avions qu'une vie communautaire très réduite.


A peine trois ans après votre arrivée au Japon, la Deuxième Guerre mondiale a éclaté. Comment cela a-t-il affecté votre vie quotidienne ?

Au début, nous n'étions pas vraiment touchés par la guerre. Seules certaines de nos exportations vers l'Europe étaient véritablement affectées. J'avais une tâche à remplir et je ne pouvais pas quitter le Japon. Ce n'est que le 7 décembre 1941 que je me suis rendu au Consulat britannique afin d'obtenir un visa pour aller en Inde. Le consul m'a alors dit: "Victor, rentrez chez vous. Le Japon vient d'attaquer Pearl Harbor, Singapour et Hong Kong et, sous peu, nous serons tous bloqués ici." J'ai donc passé toute la guerre au Japon car personne, hormis les diplomates, ne pouvaient en sortir. Dès ce moment-là ma vie, qui dans l'ensemble était assez agréable, a changé du tout au tout. Tout d'abord, nous étions contrôlés et surveillés. Nos avoirs en banque ont été gelés et nos marchandises interdites d'exportation. Les Japonais nous ont proposé de les racheter, mais l'argent étant bloqué, nous ne pouvions pas en disposer. Il faut bien comprendre que jusqu'à ce moment-là, les Japonais n'avaient pas fait la différence entre les Juifs et les non Juifs. C'est suite à la propagande allemande qu'ils ont commencé à enquêter pour savoir qui était juif et qui ne l'était pas et surtout qu'ils ont envoyé des questionnaires à chaque étranger afin qu'il déclare son appartenance religieuse. Ce sont les Européens qui ont incité les Japonais à s'intéresser aux Juifs car jusqu'à l'attaque de Pearl Harbor, ils n'avaient manifesté à notre égard aucune forme de curiosité particulière. Une petite anecdote illustre bien à quel point les Japonais ne savaient même pas à quoi pouvait ressembler un Juif. Nous étions une douzaine de jeunes célibataires juifs, la plupart originaires d'Amérique du Sud, qui prenions nos repas chez une veuve juive russe qui, bien que musicienne, gagnait sa vie en tenant une petite pension. Une jeune fille japonaise l'aidait dans son travail et servait à table. Un jour, alors que nous prenions notre repas, la radio japonaise a diffusé un programme fondamentalement antisémite. La jeune serveuse a alors demandé à sa patronne: "Mais où sont ces Juifs..., j'aimerais vraiment en voir un." Sa patronne lui a répondu: "Ton salaire quotidien est versé par les douze Juifs présents autour de cette table."

Notre vie avait beaucoup changé. Nous n'avions pas de travail et passions les journées entre nous à jouer aux cartes. Un Japonais s'était joint à nous, M. Osakabe, le chef de la police locale, avec qui nous avions heureusement développé d'excellentes relations. Il parlait couramment l'anglais et l'allemand et, avec le temps, cette relation s'est avérée extrêmement utile. Il faut bien comprendre qu'il n'y avait pas de problème juif au Japon. Non seulement nous étions très peu nombreux, mais nous ne résidions dans le pays que pour y acheter des marchandises à exporter. Nous apportions donc des devises dont le Japon avait tellement besoin. Les Japonais ont un profond respect de l'étranger bien qu'ils s'estiment être une race supérieure.

Afin de bien comprendre combien les Japonais vivaient en contradiction, tiraillés entre la propagande antisémite allemande et leurs convictions face aux Juifs, j'aimerais rappeler ici les faits suivants.

En 1941, la Yéshivah de Mir en Lithuanie a débarqué à Kobe avec 400 étudiants. Nous les avons accueillis à bras ouverts, et ce malgré toutes les difficultés techniques que cela impliquait, ne serait-ce que sur le plan de la nourriture. Nous nous sommes adressés à deux sources, d'une part à M. Osakabe et d'autre part à un Juif russe du nom d'Evans (japonisé par la suite en Sbarro), qui avait pris la nationalité japonaise et qui avait des magasins d'alimentation. Par l'entremise de M. Osakabe, le Gouvernement japonais nous a procuré des quantités spéciales de farine afin de leur préparer du pain. Les autres denrées étaient fournies par M. Sbarro. Il faut souligner que le Japon est un pays sérieux, à la mémoire longue. Les Japonais n'avaient pas oublié qu'en 1904, lors de la guerre russo-japonaise, au moment où le Japon allait perdre cette guerre, les Rothschild anglais avaient racheté leurs stocks de marchandises et c'est grâce à ces fonds que le Japon avait pu continuer la guerre et la gagner. Les relations entre le Gouvernement japonais et les Juifs étaient donc très contradictoires.

Pendant ce temps, la guerre continuait. Le Japon a été bombardé et Kobe, la ville portuaire, n'y a pas échappé. Mes amis juifs qui avaient une famille avaient quitté la ville. Pour ma part, vivant dans une maison sur la hauteur, j'observais les bombardements du port, sans être touché. Puis, le 5 août l945 est arrivé et, ce jour-là, M. Osakabe est venu m'annoncer qu'il avait reçu l'ordre de Tokyo de transférer le 15 août tous les étrangers à l'extérieur de la ville. En réalité, il s'agissait de la déportation des Juifs dans le but de les exterminer physiquement. Le matin du 15 août, j'ai allumé la radio et, après la diffusion de l'hymne national, j'ai entendu cette annonce incroyable disant que pour la première fois dans l'Histoire, l'Empereur allait s'adresser personnellement à la nation. A midi, toute activité et tout trafic devaient s'arrêter dans le pays afin d'écouter Sa Majesté. Cette annonce était répétée toutes les 15 minutes. A midi, ma bonne et son fils se sont installés à genoux devant la radio. L'Empereur a annoncé que le Japon avait accepté la reddition totale sans condition.


Comment avez-vous vécu les bombardements atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki ?

La seule information à ce sujet que nous ayons entendue à la radio japonaise se résumait à l'annonce qu'un avion avait fait d'importants dégâts. L'information disant qu'il s'agissait de bombardements atomiques n'a jamais été communiquée au Japon même, je l'ai découverte plus tard, en lisant la presse internationale. Je n'étais pas non plus au courant des atrocités commises par les Allemands et leurs complices à l'égard de mes frères Juifs. Au Japon, nous étions totalement isolés du monde extérieur et ce n'est qu'après la guerre que j'ai appris la vérité.


La guerre terminée, aviez-vous l'intention de rester au Japon ?

D' merci, j'avais survécu à la guerre. Tout d'abord, je suis retourné à Bagdad où je suis arrivé le 21 octobre 1946. Le 4 décembre 1946, je me suis fiancé et le 26 janvier 1947, nous nous sommes mariés. Le 10 novembre 1947, notre première fille est née à Bagdad. Le 10 août 1948, je suis revenu au Japon afin d'y continuer mon travail. En octobre 1949, mon épouse est arrivée au Japon. A l'époque, il n'était pas facile de quitter l'Irak, il a fallu payer une somme très importante afin d'obtenir un permis de sortie.


Pensiez-vous à un moment donné prendre la nationalité japonaise ?

Jamais. J'étais au Japon pour y travailler mais certainement pas pour m'y intégrer.


Comment votre épouse a-t-elle appris le japonais et s'est-elle intégrée au Japon ?

Au début, cela a été un peu difficile, surtout en raison de la langue qu'elle a progressivement apprise par les exigences de la vie quotidienne; mais, petit à petit, elle s'est adaptée et organisée.


Comment était-ce possible de donner une éducation juive à des enfants à Kobe ?

C'était à la fois facile et difficile. En effet, pour la nourriture, c'était un peu compliqué, mais nous avons tout fait pour transmettre les valeurs et le savoir juifs à nos enfants. Lorsque j'ai construit ma maison, j'y ai installé un bain rituel. De plus, j'ai appris à abattre les poulets rituellement et je suis devenu "chohet". En 1952, M. Gottlieb, un Juif russe, est venu de Harbin en Chine s'installer à Kobe. Il a accepté de donner des cours de Talmud Torah à tous les enfants juifs de la ville. Mais dans le cas de nos sept enfants, ce qui a tout fait, c'est la maison. D'ailleurs, notre demeure n'était pas seulement celle de nos enfants, mais celle de tous les Juifs de passage à Kobe. Nous avions une maison ouverte, et nous recevions des Juifs du monde entier. Ces relations avec le monde juif ont donné à nos enfants non seulement une ouverture d'esprit sur le monde, mais aussi un sens profond de l'appartenance au peuple juif tout entier. Un jour, nous avons été contactés par la Yeshiva University à New York car un éminent biologiste, le rabbin Moshe Tendler (voir SHALOM Vol.XIII, décembre 1991), venait au Japon donner une conférence. Bien entendu, nous l'avons reçu avec son épouse pour Shabbat. A un moment donné, il nous a demandé: "Qu'allez-vous faire avec vos sept enfants une fois leurs études secondaires terminées ?" Je lui ai répondu: "C'est vous le rabbin, conseillez-nous !" Nous avons alors rempli les demandes d'adhésion pour la Yeshiva University que le rabbin Tendler a emportées avec lui à New York. Le jour où nos deux aînés ont passé leur maturité, il nous a envoyé un télégramme de félicitations qui, par la même occasion, nous annonçait qu'ils avaient été acceptés à la Yeshiva University. Progressivement, tous mes enfants ont été admis dans cette vénérable institution.


Aviez-vous des amis japonais ?

Tout en gardant nos distances et en respectant nos différences, je peux dire que nous avons établi quelques amitiés solides et durables. A cela s'ajoute le fait que les valeurs traditionnelles familiales juives et japonaises sont très proches.


En conclusion, pensez-vous qu'il était plus simple de donner une éducation juive à vos enfants au Japon que ce ne l'est aujourd'hui dans une grande partie du monde occidental ?

Notre foyer était contrôlé et dirigé par mon épouse qui a tout fait afin de donner aux enfants ce qu'il faut pour qu'ils deviennent de bons Juifs. Cela dit, l'environnement au Japon n'offrait pas autant de tentations que la vie aux USA. C'est pourquoi la maison a pu jouer un rôle aussi déterminant.


Avez-vous à un moment de votre vie envisagé de quitter le Japon pour vous installer en Israël ?

Oui, et en 1957 j'ai même acquis la nationalité, mais mon destin était de vivre au Japon. Grâce à D', je peux dire qu'avec mon épouse, nous avons eu une vie très intéressante, pas toujours facile, mais excellente.

Aujourd'hui, je suis à la retraite et je vis à Brooklyn, où je suis président de la communauté séfarade "Torath Israel Sephardic Congregation", dont je m'occupe avec plaisir.