Juif - Blanc - Africain
Par Roland S. Süssmann
Dans moins de six mois, l'Afrique du Sud aura, selon toute vraisemblance, son premier président noir et ce sera, toujours selon les prévisions, un homme proche d'Arafat et de Khadaffi, Nelson Mandela. En effet, le 27 avril 1994, pour la toute première fois, les Noirs d'Afrique du Sud pourront se rendre aux urnes afin de participer à un scrutin national. Le nom du pays sera modifié, son drapeau actuel et son hymne national remplacés. A Washington, nous avons rencontré un homme qui a lutté toute sa vie contre l'Apartheid et qui a été choisi par le président De Klerk afin de personnifier le symbole de la nouvelle Afrique du Sud auprès de l'administration et du public américain, HARRY HEINZ SCHWARZ.
Premier politicien de l'opposition, membre du Parti démocratique et tout premier juif de l'histoire de l'Afrique du Sud à être nommé ambassadeur, Harry H. Schwarz n'est pas un diplomate de carrière, mais un politicien qui n'est pas membre du parti au pouvoir. Cette affectation est d'autant plus importante et significative qu'aucune nomination politique sud-africaine n'a pu se faire ces dernières années sans le consentement de Nelson Mandela et que ce poste aux USA est le plus important de la diplomatie sud-africaine.
Né en 1924 en Allemagne, H. Schwarz est venu s'établir avec ses parents en Afrique du Sud pour fuir le nazisme. Toute sa philosophie politique et son engagement pour les droits de l'homme et la justice sociale ont été fortement marqués par les difficultés financières auxquelles sa famille a dû faire face pendant les années de la grande crise. Avocat de métier, il a fait ses études à l'Université de Witwatersrand où il a obtenu son diplôme Cum Laude. Parallèlement à sa carrière professionnelle couronnée de succès, il a poursuivi une activité politique importante dans les rangs de l'opposition. Il a remporté sa première élection au Conseil municipal de Johannesburg en 1951 et a été élu au Conseil provincial du Transvaal en 1958, où il est devenu le leader de l'opposition. Il a été de tout temps un grand partisan et activiste du dialogue inter-racial en Afrique du Sud. Pendant la Seconde Guerre mondiale, H. Schwarz a servi comme navigateur dans la South African Air Force qui secondait la Royal Air Force. Harry Schwarz est marié, père de trois fils et grand-père de deux petits-fils. Dans son bureau à l'ambassade de Washington, les livres juifs en hébreu et en anglais sont en bonne place dans sa bibliothèque à côté des ouvrages politiques, économiques et d'intérêt général.


Le Rabbi de Loubavitch a souvent été critiqué, car il a conseillé aux Juifs d'Afrique du Sud de ne pas quitter le pays, estimant que la situation ne se détériorerait pas suite aux changements en cours. Souscrivez-vous à cette prise de position ?

J'estime qu'il appartient à chacun d'évaluer la situation en fonction de ses sensibilités et de sa vie. Je ne dirai jamais à qui que ce soit de rester ou de partir d'Afrique du Sud, il s'agit d'une décision personnelle. Ceci dit, en ma qualité d'ambassadeur d'Afrique du Sud, il est de mon devoir d'encourager les personnes à y demeurer et d'autres à s'y rendre. Une prise de position différente serait tout à fait incompatible avec ma mission.


Pensez-vous malgré tout, qu'après les élections, un mouvement de migration juive au départ de l'Afrique du Sud sera déclenché ?

La période pré et post électorale sera inévitablement marquée par la violence. Un certain nombre de personnes décideront alors de partir, mais je ne pense pas qu'il s'agira d'un phénomène typiquement juif. L'ensemble de la communauté blanche ainsi que des membres de la société non-blanche seront touchés de façon plus ou moins importante par un certain nombre de départs. Il est bien connu que personne n'aime se trouver dans une situation d'instabilité ou de violence, et ce bien évidemment sans distinction de race ou de couleur de peau.


Pensez-vous que les changements qui auront lieu en Afrique du Sud après les élections affecteront directement la communauté juive ?

Les Juifs seront touchés comme le reste de la population, ni plus ni moins. Si la stabilité règne, elle sera la même pour tous, et si l'avenir est prospère, tout le monde en profitera au même titre. Il n'y aura pas une situation sélective dans laquelle les Juifs seraient mieux ou plus mal traités en tant qu'entité séparée. Les Juifs font partie de la communauté blanche et subiront le même sort que l'ensemble de cette dernière. Il n'y a pas de programme, d'agenda spécial ou caché réservé aux Juifs. Ceci dit, comme partout, il y a des factions antisémites aussi bien dans la communauté blanche que noire, mais le phénomène n'est pas plus développé que dans d'autres pays. Je ne pense pas qu'un individu soit plus en danger qu'un autre en Afrique du Sud parce qu'il est juif.


Comment voyez-vous l'évolution des relations Israël-Afrique du Sud après les élections, l'ANC (African National Congress) et l'organisation terroriste OLP étant très proches?

N. Mandela a clairement fait savoir qu'il avait la ferme intention de maintenir les relations diplomatiques, économiques et culturelles qui existent aujourd'hui entre les deux pays. Il est vrai que dans le passé, l'ANC et d'autres groupes noirs sud-africains étaient proches de l'OLP. Mais je crois que la nouvelle situation en Israël même et le fait que des relations existent entre le gouvernement israélien et l'OLP font que ces groupes voient Israël d'un autre ýil. Dans un certain sens, cette nouvelle donne a supprimé un point de friction important entre la communauté juive et les organisations extra-parlementaires sud-africaines, facilitant ainsi leurs relations. Le Zimbabwe, par exemple, a un bureau de l'OLP, mais pas d'ambassade d'Israël. Nelson Mandela a toujours affirmé vouloir maintenir des relations diplomatiques avec l'État Juif. Lors d'une rencontre récente avec les leaders de la communauté juive en Afrique du Sud, N. Mandela a réaffirmé cette position. Dans son esprit, il n'existe aucune contradiction entre le fait d'apporter son soutien à l'OLP et d'entretenir de bonnes relations avec Israël.


Vous nous dites que Mandela n'est pas anti-israélien ou antisémite. Mais qu'en est-il de son entourage direct ?

Dans tout mouvement politique, il existe des divergences de vues et je peux imaginer que l'ANC n'échappe pas à cette règle. Il y a eu une tentative de séparer le fait d'être juif de celui d'être sioniste. Contrairement aux États-Unis où cette distinction subsiste elle n'est jamais entrée dans la conception du judaïsme sud-africain. Ceci dit, en ce qui concerne l'antisémitisme en Afrique du Sud, je pense que la communauté juive est bien plus inquiète du développement avant et après les élections de l'antisémitisme blanc et des groupes d'extrême-droite que d'une résurgence de l'activité de l'antisémitisme noir.


Depuis que les changements sont intervenus, notamment un grand pas vers l'abolition de l'Apartheid, avez-vous constaté un mouvement important d'investissements juifs vers l'Afrique du Sud ?

Il n'y aura pas d'investissements spécifiquement juifs en Afrique du Sud, ils proviendront d'entreprises privées et d'institutions publiques. Comme toujours, il y aura des investisseurs qui décideront de placer leurs fonds en Afrique du Sud et d'autres qui choisiront de s'abstenir, ce indépendamment du fait qu'ils soient juifs. Nous sommes actuellement au stade d'observation, le monde des finances attend la politique économique du nouveau gouvernement. L'incertitude est encore de mise dans la communauté financière.


Lors de votre nomination, le "Cape Times" a notamment écrit: "Le gouvernement vient de frapper un grand coup en s'assurant les services de Harry H. Schwarz en tant qu'ambassadeur. Voici un homme qui a passé toute sa carrière politique à combattre l'Apartheid et l'injustice sociale dans ce pays. Peu de politiciens blancs ont été aussi virulents dans leurs attaques contre la politique raciale du gouvernement." Dans ces conditions, comment expliquez-vous votre nomination en tant que politicien de l'opposition et juif de surcroît ?

Je ne pense pas que le fait que je sois juif ait joué un rôle quel qu'il soit. Le Président n'a pas décidé de nommer un Juif. Ceci dit, je ne cache pas mes origines, les portes de mon bureau ont des mesousoth, je maintiens certaines lois diététiques juives et nous avons des réceptions kasher à l'ambassade. En ce qui concerne ma nomination en tant que telle, je pense que le président De Klerk a voulu lancer un message très clair quant au sérieux des changements qu'il a mis en place en Afrique du Sud. Je n'aurai jamais accepté le poste sous un autre président, car je n'aurai pas voulu défendre une politique d'Apartheid. Je dois avouer avoir été très surpris lorsqu'un dimanche soir, j'ai reçu un appel téléphonique de la Présidence me fixant rendez-vous pour le lendemain avec le président De Klerk. Au cours de cette rencontre, il m'a proposé le poste et, comme tout bon mari juif, je lui ai répondu "que je devais en parler avec mon épouse"...


Quelles sont vos relations avec la communauté juive américaine ?

Nous entretenons des contacts réguliers. Ceci dit, je ne suis pas l'ambassadeur de la communauté juive sud-africaine auprès de la communauté juive américaine, ni l'ambassadeur d'Israël. Mon travail est celui d'un diplomate sud-africain et, parallèlement, je pratique fièrement et ouvertement ma religion juive.


Vous étiez déjà en poste sous l'administration Bush. Voyez-vous une grande différence dans la manière dont votre pays était perçu alors et aujourd'hui sous l'administration Clinton ?

Lorsque le président Bush a perdu les élections, de nombreuses personnes en Afrique du Sud ont craint que la nouvelle administration ne se montre plus ou moins hostile et peu coopérative à notre égard. J'avais alors fait un rapport dans lequel je suggérais le contraire. La réalité m'a donné raison et je dois dire que la présente administration s'est montrée très positive, non seulement à notre égard, mais également par rapport au processus de négociations et de démocratisation en cours. Ce soutien n'est pas uniquement verbal, il s'est aussi traduit par des actions concrètes.


Le gouvernement Rabin négocie avec l'organisation terroriste OLP et votre gouvernement négocie avec l'ANC qui, hier encore, était l'ennemi public. Pensez-vous que, d'une certaine manière, le terrorisme paie ?

Je ne voudrais pas faire de commentaires sur la politique israélienne. En ce qui concerne l'Afrique du Sud, il faut bien comprendre que l'Apartheid était une politique vouée à l'échec, car il ne pouvait y avoir de vainqueur ou de vaincu. L'ANC se heurtait à une machine militaire extrêmement puissante et il n'était pas question pour le gouvernement de remporter "une victoire militaire". La négociation était donc inévitable.


Malgré le processus en cours, il n'existe pas de consensus au sein de la communauté noire. Les divergences ethniques restent très profondes, ne serait-ce qu'entre les Zoulous dirigés par le prince Mangashoutou Boutolesy et l'ANC de Nelson Mandela composée en grande partie de la tribu des Xhosas. Pensez-vous que ces divergences profondes peuvent s'effacer sous la couverture d'un consensus politique ?

Pratiquement, aucun pays au monde n'a pu vaincre les questions ethniques, ni les États-Unis, ni le Canada. L'on peut croire au non-racisme en disant que tous les hommes sont égaux, mais l'on ne peut ignorer la multiplicité des races avec laquelle il faut traiter et compter. Parallèlement, il est important d'éviter tout conflit entre les différentes ethnies. En Afrique du Sud, l'ANC compte de nombreux supporters d'origine Zoulou qui ne voteront jamais pour un Xhosa, mais sans aucun doute pour l'ANC qui se veut une organisation non raciale. L'ANC regroupe d'ailleurs des membres de tous les groupes ethniques noirs d'Afrique du Sud ainsi que des Blancs. En tant que politicien, j'ai toujours pensé que le moyen de limiter les conflits raciaux réside dans le fédéralisme, le partage du pouvoir et des droits.